Un phénomène étrange surgit parfois, souvent même, dès que se produit un fait divers ou plus gravement, une crise : celui de la résurgence d’œuvres littéraires dont tout le monde avait entendu parler, que peu avaient pourtant jamais lues, faute de temps, de passion, de réel intérêt, un jour peut-être, que l’on s’empresse de dévorer alors, et être sûr, ainsi, d’avoir les bonnes références à communiquer lors d’un prochain dîner.

J’évoque ainsi La Peste, d’Albert Camus.

La revue d’histoire littéraire de la France de décembre 2013 (n°14, PUF), qui lui est entièrement dédiée, pose un diagnostic sans appel : des étudiants du monde entier viennent consacrer leur thèse sur l’œuvre d’Albert Camus, sans qu’aucun professeur de littérature française en activité ne lui ait consacré la sienne. Les études à son sujet se répètent, les biographies sont celles de journalistes ou d’écrivains mais pas d’universitaires…

Pourquoi Camus aurait-il été moins étudié en France qu’aux Etats-Unis, au Japon ou en Allemagne ? Pourquoi ne connaissons-nous souvent que l’Etranger ou La Peste, mais si peu l’Homme révolté, le Premier Homme, Le mythe de Sisyphe, Caligula, son œuvre théâtrale, ses carnets, ses essais ou encore ses nombreux articles de presse ?

Une des réponses à cette injustice littéraire est peut-être apportée par Virgil Tanase, auteur roumain, dans une biographie intitulée sobrement Camus, publiée aux Editions Gallimard, l’éditeur de Camus, en 2010.

Camus était un homme de contexte, chroniqueur d’une époque tourmentée. L’homme a traversé la deuxième guerre mondiale, les confrontations idéologiques de la guerre froide, la guerre d’Algérie, la déchirure des hommes, les séparations houleuses et la critique souvent injuste pour finalement se heurter à l’impossibilité manifeste de trouver sa place dans un monde qu’il vivait absurde.

En 1942 lorsque L’Etranger sort en librairie, les critiques sont acerbes : « le livre a été tiré à 4 400 exemplaires. Simenon tire à 11 000 exemplaires et Saint-Exupéry à 22 000. Camus ne peut pas faire son service de presse et les exemplaires d’auteur envoyés par l’éditeur n’arrivent pas à Oran. Les critiques attachés à la maison Gallimard – Marcel Arland dans Comoedia et Fieschi dans la NRF – saluent le livre avec des éloges convenus. Jean Grenier aussi, dans les Cahiers du Sud. Le chroniqueur du Figaro parle d’un talent « déjà formé » mais médiocre, et celui du Temps n’est pas indulgent avec ce nouveau romancier qui cherche ses sujets dans les registres abjects de la condition humaine ; les deux sont d’accord : cette littérature n’est pas susceptible d’aider au redressement moral de la jeunesse française. Habitué aux analyses de ses amis écrivains qui se penchaient sur les livres des autres pour mieux comprendre les leurs et chercher le sens de la littérature en général, comme il le faisait lui-même à l’Alger républicain, Camus est surpris de découvrir que les chroniqueurs parisiens n’ont pas les mêmes soucis. Tenus de bâcler leur papier à la va-vite pour être publiés dans des journaux qui ne vivent qu’un jour, ils sont ignares, superficiels et de mauvaise foi. Ils jaugent son roman à l’aune du réalisme, « un mot vide de sens », et ne semblent pas avoir compris une démarche qui ne leur est pas familière. Dans une réponse qu’il n’a jamais envoyée au critique du Figaro, Camus évoque, pour expliquer son projet littéraire, son attachement à la dimension symbolique de la littérature ; son héros n’est pas le porte-parole d’une quelconque philosophie, et il n’a pas vocation de servir d’exemple. Il n’est qu’un « cliché négatif » ». (Camus, Virgil Tanase, Gallimard 2010, pp. 144-145)

Cette biographie est subtile, rapportant la sensibilité d’un homme entier, vivant comme s’il pensait lui-même. Lire Camus, c’est plonger dans l’âme d’Albert.

On apprend tout de lui mais surtout, on y découvre ses failles et sa vulnérabilité. Sa naissance en 1913, sa mère analphabète et son père mort dès 1914 d’un éclat d’obus durant la première guerre mondiale, son enfance dans les quartiers pauvres d’Alger et son éternel mal-être, celui d’osciller entre deux mondes, le monde de ses frères algériens, indigènes et colons, pauvres, simples, et celui d’une intelligentsia parisienne qu’il admirait, à laquelle il voulait appartenir mais qui ne le reconnaîtra jamais comme l’un des leurs et dont il ne comprendra là encore jamais l’absurdité. Combattant la quête mercantile et une réalité dénuée de sens, son amour de la littérature et des grands auteurs se heurtera à l’establishment.

Virgil Tanase nous livre Camus dans un souffle, puis au fil des pages, c’est comme si nous étions Camus lui-même, plongés dans ses choix difficiles et sa souffrance d’écrivain : Camus avait la certitude qu’au fond de lui résidait une œuvre magistrale et pourtant, il se heurtait souvent à l’impossibilité d’écrire, du moins c’est ce qu’il croyait, atterré par les comportements politiques conduisant au totalitarisme et à l’injustice, meurtri par la déchirure des peuples, opposé malgré lui à des intellectuels comme Sarte ou de Beauvoir dont le discours et les écrits lui semblaient formatés, désespérés, méprisants.

Camus l’incompris.

A travers toutes les femmes qu’il a pu connaître, et elles furent aussi nombreuses que vaporeuses – le biographe démystifie d’ailleurs sa passion pour Maria Casarès – Camus ne cherchait que la valorisation humaine et sociale qu’il semblait désespérément ne pas arriver à atteindre. Sa plus fidèle compagne sera restée Françoise, sa femme, la mère de ses enfants, qui peu à peu plongera dans une dépression noire pour laquelle il n’aura de cesse de se culpabiliser, sans pouvoir chasser ses propres démons. Le suicide ? Camus y aura pensé, face à l’ampleur de sa souffrance éthique et des événements dont il était le témoin impuissant. Face à sa propre impuissance envers lui-même.

Journaliste résistant, il notera des américains, lorsqu’il se rendra aux Etats-Unis pour des cycles de conférences, que c’étaient de grands insouciants, sur fond de critique d’un capitalisme que l’on appellerait aujourd’hui « marketing ». Selon lui, les américains fuyaient la tragédie qu’ils n’avaient pas connue comme l’Europe, meurtrie par le nazisme, plutôt qu’ils ne l’affrontaient pour savoir ensuite pourquoi il fallait la fuir. Ce qui leur donnait une impression de cliché idyllique, masquant des drames à venir ou du moins l’impossibilité essentialiste d’y faire face.

D’idéologie communiste, il se sera rapidement écarté de ses travers, condamnant toute forme de totalitarisme, y compris celle du peuple, se postant contre l’émergence de la dictature soviétique, bien avant ses compères parisiens. Finalement, Camus était critiqué de tous bords, rattaché à aucun courant, parce qu’il était un Homme libre. Liberté payée au prix d’une grande souffrance et d’une profonde solitude.

Atteint de tuberculose dès l’enfance, ce qui le fragilisera toute sa vie, côtoyant la mort, il n’avait de cesse de communiquer ses interrogations littéraires et politiques à ses amis proches dans des échanges épistolaires d’une grande richesse. Camus ne se sentait bien nulle part. Même la consécration par le prix Nobel de Littérature ne suffira pas à le légitimer envers lui-même dans sa posture d’écrivain.

Camus était surtout homme de théâtre, passionné de Dostoïevski et Tolstoï qu’il a adaptés, pensant qu’un jour il pourrait lui aussi écrire son Guerre et Paix, mais à quel prix. Pour lui, le théâtre était son Phalanstère.

Lorsqu’il écrit le Premier Homme, il a retrouvé une forme de paix intérieure. Il a décidé de retrouver le soleil du midi dans une propriété qu’il vient d’acheter pour sa famille, pour écrire un roman tiré de son histoire, son histoire personnelle, le témoignage d’une vie, d’un chemin. André Malraux lui a promis un théâtre qu’il pourrait diriger. Mais Camus ne vivra jamais cette nouvelle vie. Alors qu’il prenait la route pour Paris le 4 janvier 1960, le manuscrit inachevé du Premier Homme dans sa sacoche, Albert Camus est mort sur le coup dans un accident de voiture.

Il faudra attendre 34 ans pour lire le Premier Homme, publié chez Gallimard en 1994.

Les dernières pages de cette biographie sont comme le signe ultime d’un encéphalogramme qui bientôt s’éteindra, comme un dernier souffle d’espoir et de génie.

On referme ce livre avec une admiration infinie non pour l’œuvre, mais pour l’Homme : son courage, la force de sa vulnérabilité, ses combats, sa liberté, son destin, ses déchirures et sa force de vivre, malgré tout.

La vie de Camus est toute son œuvre : profondément humaniste, empreint du désespoir des errances de l’Humanité, meurtri par les guerres et les différences de classes qui lui paraissent, malgré son âme universaliste, insurmontables, du fait de l’Homme lui-même, par l’impossibilité sociale et politique de changer un ordre absurde et par la trahison des proches, parfois lâches si ce n’est opportunistes ou aveugles. Le cœur de Camus est resté malgré tout aimanté au soleil d’Algérie et à ses faubourgs déchirés, à sa mère, comme il est resté le témoin d’une guerre et d’une trahison irréversibles, quand il voulait réconcilier les peuples. Camus s’est armé contre le désespoir : il reste l’un des grands symboles de la dignité humaine qui, sans chercher la perfection, avouait ses failles et poursuivait la quête d’un message universel.

Vivre en l’absence de sens.

Vivre avec l’art, la beauté et l’amour.

Au prisme de l’actualité, Camus est le dernier Homme. Lire et relire cet auteur, c’est en ces périodes troubles apercevoir le phare stable et fragile guidant les navires fendant les eaux d’un océan de colère, perdus au milieu d’un brouillard dense et opaque, lorsque l’espoir d’une côte semble définitivement perdu…

Le chemin possible.