Le monde du droit vient de perdre l’une de ses plus grandes sages: Mireille Delmas-Marty s’est éteinte le samedi 12 février 2022.

Pétrie de philosophie morale, empreinte à la fois d’amour du flou et d’une extrême rigueur, Mireille Delmas-Marty a consacré ses écrits à défendre l’assouplissement de la règle et son adaptation aux contingences prévisibles d’un monde supra-national. Pour elle, la norme était nécessairement organique, à l’image de l’Homme dans toute sa force et sa fragilité, errant dans un monde global et de plus en plus violent.

Je me retrouvais dans chacune de ses analyses, chacun de ses messages universalistes, étouffée, souvent, par la règle dure et stricte, par sa manipulation,  et par un besoin de respirer au-delà de la norme.

Comment unir les pays au-delà du concept de nation pour continuer de vivre ensemble, dans le respect de nos droits les plus fondamentaux, tout en restant libre?

Mireille Delmas-Marty expliquait sobrement mais finement le mécanisme de sa pensée dans une interview pour Libération en 2017: « J‘ai choisi le plus simple, le droit, sans qu’il me passionne« . Elle nous laisse une oeuvre gigantesque à la fois pragmatique et emplie de questionnements. Elle est l’une des grandes penseuses des Droits de l’Homme, sans fantaisie ni folie, au plus proche peut-être de la vérité, dans un monde masculin où elle a su s’imposer sans que la question de sa légitimité ne soit évoquée. Quelle femme, au fond, était-elle?

Un modèle de juriste, une grande dame, celle dont l’on aimerait se vanter de porter l’héritage, tout en se contentant de la lire et de l’admirer.

En octobre 2020, elle publiait une tribune courageuse, des suites de l’assassinat de Samuel Paty, dénonçant la radicalisation du débat public: « Nous basculons vers un droit pénal de la sécurité, qui traite le suspect en criminel« 

Emerveillée, comme toujours, par la sagesse de sa pensée inscrite dans notre Etat de droit, j’avais relayé à l’époque cette tribune, non seulement pour ses sages écrits alarmistes, mais aussi parce que j’étais stupéfaite de la violence des messages de lecteurs figurant dans les « contributions », illustrant malheureusement et cruellement son propos: « Pour résister à nos désirs, à l’heure du numérique et des réseaux sociaux, la peur n’est pas bonne conseillère, surtout quand elle déshumanise en obéissant aux pulsions du paléo-cortex, notre vieux cerveau reptilien. En revanche, on peut combiner la peur-solidarité avec l’imagination, cette capacité jubilatoire du néocortex, particulièrement développée chez les humains, qui réassocie des éléments anciens pour faire du neuf. C’est le pari des « forces imaginantes du droit ». Des concepts nouveaux, comme « biens communs mondiaux », « droits des générations futures » ou écocides, montrent déjà que l’imagination, éclairée par la connaissance et stimulée par ce que le philosophe et naturaliste Baptiste Morizot appelle « l’émerveillement » « de faire partie de cette extraordinaire aventure du vivant » (Le Monde, août 2020), est notre meilleur atout pour changer de cap. »

L’émerveillement, tout est là. L’humanisme en droit est une question de contemplation, de méditation et de lâcher-prise, d’accès au monde par-delà ses contradictions, ses violences et son injustice, d’acceptation. L’humanisme est une forme de romantisme, de voyage à la fois intérieur et collectif vers une force supra-normative, une odyssée vieille comme le monde qui trouve ses racines, dans le fond, au coeur de la philosophie antique. Mireille Delmas-Marty ne faisait pas des Droits de l’Homme une conviction, mais un lent chemin vers la sagesse. Une quête humble. Déterminée.

« Les forces imaginantes du droit« . Par cette tétralogie publiée entre 2004 et 2011, Mireille Delmas-Marty illustrait la puissance du droit, son dépassement, l’admission de nos fragilités pour créer quelque chose d’immense: la croyance en un socle commun pour nous tous, un Droit acceptable pour l’Humanité.

Dans le premier opus « Le relatif et l’Universel », ce qui sera le fil conducteur de ce grand oeuvre, les 1e et 4e de couverture donnent le tempo: « Les droits nationaux ont beau résister, ils n’empêchent pas la superposition de normes et d’institutions inter- et supranationales, régionales et mondiales. Ainsi se dessinent d’étranges entrecroisements qui illustrent le grand désordre du monde, sans qu’apparaisse encore l’issue qui ouvrirait La Voie de la Sagesse imaginée par le peintre Vieira Da Silva. Si l’ordre juridique doit s’assembler un jour en un tableau, c’est à condition d’accepter qu’il se construise « par petites touches », selon les termes mêmes de l’artiste, qui s’obstinait à peindre « avec toutes les contradictions ». On pourrait y voir une invitation à observer le droit en voie de mondialisation tout comme on peut regarder ce tableau: par fragments« .

Petite erreur éditoriale, ou vaste débat qui pourrait s’ouvrir, Vieira Da Silva est UNE peintre. Une femme.

A propos de ce tableau « La Voie de la Sagesse », dont elle dit qu’il aura guidé toute sa vie, Mireille Delmas-Marty s’en ouvrait sur France Culture en juin 2018: « Maria Helena Vieira da Silva disait qu’elle peignait ce qui n’existait pas, comme si ça existait« 

Ce propos est frappant d’humilité: le combat est long, ponctué de multiples petites victoires et de fracassants échecs, une politique des petits pas, la parole d’une sage… ou d’une montagnarde: ne pas regarder le sommet, tant il semble inaccessible et vain, mais avancer lentement et sûrement.

En conclusion de « Le relatif et l’Universel », Mireille Delmas-Marty évoquait une anecdote, lors d’un débat sur la justice pénale internationale. Cet extrait résume toute l’humanité de sa pensée, par l’acceptation des failles comme force transcendante, pour, de ce chaos incontournable, tenter d’accéder à l’ordre :  » Le débat portait sur les droits de l’homme et sur les « spécificités » du droit international, qui justifieraient une dérogation à certains principes comme la légalité et la précision des incriminations, l’égalité des armes ou la légalité des arrestations. Ayant constaté que l’on semblait désigner par « spécificités » des traits fort divers, allant de l’absence de forces de police au problème du coût des traductions, en passant par les difficultés à recueillir les preuves ou à protéger les victimes et les témoins, je m’étais permis de conclure: « A mon sens, ce sont pour la plupart des faiblesses du droit international. » Le mot devait susciter l’indignation des internationalistes. Il fut qualifié d’absurde car impliquant « un jugement de valeur, fondé sur la comparaison avec le droit interne, qui serait supérieur ». Pour dissiper ce qui m’apparaissait comme un malentendu, je répondis que la faiblesse n’était pas forcément un défaut. Croyant éclairer ainsi mon propos, je terminai mon intervention par une citation du poète Henri Michaux: « Garde intacte ta faiblesse (…)ne va pas acquérir des forces qui ne t’étaient pas destinées, le ciel te réservant pour autre chose. » Un peu énigmatique, j’en conviens, surtout dans un débat fort technique entre juristes, la citation aurait mérité davantage d’explications pour faire comprendre comment, loin de toujours marquer une infériorité, la faiblesse est parfois la qualité qui permettra de trouver la solution d’un problème apparemment insoluble. Mais il était tard, et l’on en resta là!

(…) En somme l’hypothèse esquissée plus haut – « se nourrir de l’incomplétude des idées pour ne pas subir la force des choses » – et que je voudrais développer dans cette conclusion, est que l’incomplétude des idées, en ce qu’elle signifie aussi souplesse, ouverture et créativité, peut contribuer à humaniser la globalisation et guider ainsi la recherche d’un futur ordre mondial. » (Pages 395-396)

Un des points communs des humanistes du droit est cette convergence vers une forme de croyance universelle, d’utopie, de sublime et d’esthétisme pour des valeurs transcendantales, celles qui supplantent nos instincts primaires, nos peurs, notre irrationalité, les replis sur soi, la haine vigilante, l’Etat d’urgence, l’Etat de guerre, la croyance dans un monde où le collectif et la solidarité seraient nos socles fondamentaux, par-delà les religions, la terreur et le terrorisme, le crime international, la vision strictement individualiste de l’humanité. Et, partant de ce socle, une route sinueuse et éternelle à adapter, dans une parfaite et infinie constance, aux drames et accidents humains.

Somme toute, le droit ne se suffisant pas à lui-même, il doit emprunter aux autres sciences fondamentales et humaines, celles qui tentent de décrire et d’appréhender toute la complexité de l’humanité. D’où l’on se souvient qu’il fut un temps dans l’Histoire où le savoir était universel.

Mireille Delmas-Marty, que je n’ai jamais eu la chance de rencontrer, est l’un des piliers du temple de mes propres croyances, une de ces figures intellectuelles inébranlables, comme la force de ses idées et de ses combats, celle dont les écrits apaisants traversent mon esprit lorsque, confrontée à l’absurdité du système, parfois, je me dis que le combat est vain. Comme elle le disait si bien, avec humilité, la lumière de la vérité et de la sagesse est une croyance peut-être naïve, mais je crois qu’elle est possible, quand on sait bien y regarder.

Une pensée inscrite dans le fragment d’Héraclite  » La Vérité (la Nature) aime à se cacher« .

Je repense à cette anecdote que nous contait Christian Atias à propos d’Emmanuel Kant qui se promenait tous les jours à la même heure, à ces personnages, dont la rigueur ou l’austérité diront d’aucuns, empreintes à la religion protestante, auront livré un message d’une profonde universalité, transmis la force de croire en un monde meilleur et de vivre dans celui qui nous occupe sans s’effondrer. Une clef pour être au monde, ne pas le subir, et peut-être, patiemment, l’équilibrer.

Ce matin, le soleil avait une lumière chaude, emplie de beauté et d’espérance, il a point avec force et détermination par petites touches roses, jaunes et puissantes. Je n’ai pu m’empêcher de croire que Mireille Delmas-Marty nous irradiait de la lumière de ce tableau qu’elle aimait tant, en susurrant que nous, désormais, petits soldats d’un Etat de Droit juste, chacun de ses héritiers dont j’aime à croire que je fais partie, nous devons continuer de croire et d’imaginer, et surtout, ne jamais abandonner.

Un bien triste départ, mais un souffle inattendu et inespéré d’espoir et d’humanité.

Que vive la flamme de l’Universalisme!