Le 29 octobre 2015, la communauté des avocats de France apprenait avec effroi que le crime n’épargnait personne, pas même les siens : Jacques Scipilliti, avocat, a tiré à trois reprises sur Henrique Vannier, Bâtonnier de Seine et Marne, avant de se suicider, au cœur du tribunal judiciaire de Melun.

Quel désespoir a pu conduire à une telle violence ? Contre son autre ? Contre soi-même ?

Ondine Millot, journaliste à Libération, était présente au moment des faits. Dans son ouvrage « le candidat idéal », elle raconte le parcours de ces deux hommes et tente d’expliquer, avec pudeur et humanité, ce qui a pu construire une telle tragédie au terme de laquelle l’un est mort et l’autre s’est à peine relevé.

Se justifiant avec délicatesse d’essayer de comprendre Jacques Scipilliti quand il ne pouvait y avoir ni procès ni défense, Ondine Millot a restitué une part d’humanité à celui que le geste a, pour beaucoup, totalement déshumanisé.

La journaliste a tissé le canevas de ce drame déroulant les fils de deux vies pétries d’une étrange similarité qui ont, au cours de l’histoire, bifurqué vers des chemins distincts. Quand l’un brillait sous les ors de la reconnaissance, l’autre était écrasé par l’ombre des mauvais choix, de l’humiliation, de la persécution, de la colère, de la maladie, de la dépression.

Avec le même parcours, un homme choisira la lumière… l’autre l’obscurité, la colère devenant poison, quand elle pouvait être utile.

L’histoire dramatique de Jacques Scipilliti est celle d’un homme isolé, abandonné, humilié, un homme que la société semble actuellement produire en masse comme autant de bombes à retardement, prêtes à imploser. On y retrouve la clef dramaturgique du film « Le Joker », la source et l’essence de ce qui conduit au pire : l’abandon et l’humiliation.

Cet homme de loi a laissé un journal détaillé vomissant, non sans talent littéraire, une bile noire sur le système, le fisc et les représentants de la profession, laissant transpirer la rancœur qui nourrit les profondeurs d’une pensée criminelle, point de bascule dans la violence et qui, dans le fond, n’est que l’écho morbide de la détresse et du désespoir.

Dans la posture de Jacques Scipilliti, il y a ceux qui se soumettent et il y a ceux qui se battent : contre soi et contre l’autre, celui que l’on aurait pu être, cet autre moi possible.

Cet autre justement a choisi l’autre voie, celle de l’humanité, de la simplicité, de la résilience. A l’issue, un double drame : l’un choisi, l’autre subi.

La lecture de cet ouvrage glace le sang.

Elle met à jour les risques psychosociaux du métier d’avocat, dans une dimension extrême : lorsque l’on baigne dans le crime, la noirceur, la fange du marécage sociétal, que l’on porte une robe cléricale comme un sacerdoce, que l’on écoute et absorbe les maux du monde, que sa propre vie isole, que ne vient pourtant aucune reconnaissance, que gagner sa vie devient complexe, qu’exister n’est plus que douleur, que la justice devient une obsession, que l’injustice devient un véritable poison, que les dettes s’accumulent avant les poursuites devant l’Institution, que le corps se fragilise, que l’on perd pied, que la solitude absorbe, que ce mélange n’autorise plus aucun discernement, survient alors le drame de Melun.

C’est dans le fond le parcours d’une dépression sévère qui montre que tout humain peut basculer dans une part sombre, très sombre de soi et que rien ne semble pouvoir protéger.

Pas même la robe de la justice.

Comme l’indique l’auteur qui signe un ouvrage remarquable, l’idée n’était pas de solliciter un pardon collectif ou de comprendre à l’excès en oubliant les blessures irréversibles de Henrique Vannier, mais de tenter d’expliquer l’inexplicable, de remonter l’histoire pour savoir à quel moment le geste de Jacques Scipilliti aurait pu être empêché, ce qui a pu le provoquer, ce qui aurait dû alerter.

Ce fait divers doit interroger nos consciences et rappelle que la prévention du risque suicidaire, comme refoulement du crime parfois, peut être et doit être au cœur de notre vivre-ensemble : dans une société meurtrie par de nombreuses crises où les écarts économiques se creusent, où la colère et le ressentiment ont pris une place que l’on ne peut plus ignorer, où les paroles de bienveillance ne suffiront pas à panser les blessures profondes d’années d’errance et de voix muselées, il est impératif de reconstruire des collectifs, de casser les situations d’isolement, d’être attentif au moindre signal de détresse, de soigner et de tendre la main, en empêchant la machine institutionnelle de broyer par son anonymat et ses règles strictement appliquées.

La société a besoin d’être réhumanisée.

A toutes ces âmes en peine qui ont perdu pied, à toutes les victimes collatérales de cette colère, une solution peut-être : l’entraide, la vraie.

Voici une œuvre bien humaine qui rappelle que toute violence masque souvent un profond désespoir.

 

« Que faire ? Quitter un métier que j’aimais parce que je refusais de courber l’échine ? Je m’y refusais. Je ne tenterai plus rien pour changer notre statut, mais je refuserai l’arbitraire chaque fois que j’en serai victime moi-même, libre aux autres de l’accepter. Il me fallut peu de temps pour comprendre que cette démarche me conduisait dans le mur (…)

 Je devais découvrir que quand on fait preuve dans une situation donnée de courage, de dignité, on se met à dos non seulement ceux à qui on résiste (c’est bien normal), mais aussi ceux qui, placés dans la même situation, se sont soumis. C’est ainsi que nombre de mes confrères se mirent à m’en vouloir parce que ma résistance faisait ressortir par contraste leur propre passivité. Je les mettais dans la pénible obligation, pour se justifier, de nier la situation de domination qu’ils vivaient, et dont parfois ils s’étaient plaints auprès de moi. Alors, c’est moi qui étais excessif, trop réactif, manquant de souplesse…en langage barreau, cela s’appelle « manque de délicatesse »…

 Les années passèrent. Ceux dont je contestais les abus de pouvoir, comme ceux que je renvoyais involontairement à leur faiblesse, se protégèrent en me faisant une réputation d’acariâtre, de bas du front, de pachyderme égaré dans ce magasin de porcelaine qu’est le barreau. Les premiers multiplièrent les représailles sous toutes leurs formes, que je devais également combattre pour ne pas sombrer, perdant ainsi un temps précieux au préjudice de mon exercice professionnel.

 (…) J’avais périodiquement des accès de découragement qui me démobilisaient jusque dans mon travail. En temps normal, le métier d’avocat implique déjà une énorme pression psychologique (…) Qu’on imagine alors la force mentale nécessaire pour exercer dans le climat qui m’était imposé. J’ai connu des insomnies répétitives, des accès de lassitude, des épisodes de réelle dépression. (…)

 (…) Qu’on ne se méprenne pas. On ne lira ici rien de sensationnel. Pas de cadavre (ou presque) dans les placards, de détournement de fonds colossal et habituel, d’erreur judiciaire dramatique, rien qui alimente habituellement les titres des journaux. Chaque événement rapporté pourrait, séparément de l’ensemble, sembler banal. Ce qui me paraît digne d’intérêt, c’est l’accumulation, la mise en perspective d’une réalité inconnue sur la vie des avocats, qui n’est que l’un des aspects d’une société encore trop régie par les rapports de force.

En outre, je ne prétends pas que l’Etat de droit est totalement absent. Je dis qu’il l’est dans bien des domaines, notamment quand on est assez fort pour lui résister.

 Me voila donc sur le point de satisfaire ceux qui pour justifier leur domination ou leur soumission m’ont fait une réputation de cosaque. Pour une fois, je vais vraiment manquer de délicatesse.

 Melun, le 27 octobre 2015 » 

 Extraits du journal de Jacques Scipilliti, in Le candidat idéal, Ondine Millot, Stock, 2021.