L’hôpital public français est en souffrance. Pourtant, il serait illusoire de penser que seul l’hôpital public est en crise. J’ai reçu un témoignage particulièrement éclairant sur ce mal plus profond qui atteint le soin et bien au-delà, le fonctionnement même de notre démocratie : des rapports où l’humain se monnaie, chaque minute de relation devient quantifiable et doit être rentable. Au point que tout temps non facturé est superflu, inutile et a vocation à être malvenu voire ridiculisé. A-t-on remarqué que tout, absolument tout fait l’objet d’un marché, sous prétexte que nous n’avons plus le temps de chercher, de questionner, de trouver….
Alors évidemment, cette conception de la relation humaine atteint son paroxysme dans le secteur public où l’intérêt général doit primer sur la recherche de profit dont ce n’est pas la vocation initiale. Mais l’éthique et la vocation n’ont pas de frontière et s’expriment au-delà du secteur public, ils ne sont d’ailleurs pas incompatibles avec le fait de vouloir correctement gagner sa vie. Cependant, à quel moment a-t-on perdu le sens au point de faire de la rentabilité l’objectif ultime, dans la plus parfaite irrationalité? Car c’est bien de cela qu’il est question: du sens. Et notre Docteur X s’en inquiète avec une grande colère…
La Poste, ancien monopole d’Etat en charge de la gestion du courrier, annonce vouloir devenir la première entreprise de service à la personne en France. (Voir Le Monde du 26 février 2018, La Poste pourrait bientôt aider des contribuables à remplir leur déclaration de revenus et Le Monde du 24 mai 2017 « Veiller sur mes parents », le service que généralise La Poste inquiète les facteurs)
La vraie problématique est éthique: le tissu social, la solidarité, sont-ils monnayables? Le temps consacré à la personne, naturel, en échange d’un commerce, est-il une donnée superflue au point soit de disparaître, soit d’être lui-même un service à vendre?
A force de réfléchir le monde à travers des statistiques et des algorithmes, le travail vivant, ce qui fait l’humain, disparaît lentement des équations. Les notions d’empathie, d’écoute, de vigilance et de générosité sont appelées à devenir des services comme n’importe quelle marchandise.
Il y a de quoi s’inquiéter, s’inquiéter énormément pour le vivre-ensemble.
Voici en conséquence, avec son accord, le témoignage de notre médecin généraliste qui a honte de voir ce que devient son métier, sa vocation, qui ramasse ses confrères en crise de sens et interroge le système. Un grand merci à son message touchant qui permet d’imaginer que tout espoir n’est pas perdu, pour continuer à cultiver du lien et du vivant, en dehors de tout marchandage.
Cher Docteur, merci de votre soutien, de votre message, de votre courage et surtout, ne doutez pas de la justesse et de la justice de votre démarche.
« Madame,
Votre article sur les suicides hospitaliers est remarquable et surtout emprunt d’un humanisme rare à notre époque. [NDLR: 8 mars 2016, Le suicide des professionnels de santé, jusqu’où ira-t-on?]
S’il est vrai qu’il y a souffrance au sein de nos hôpitaux ( cf les récents suicides d’internes épuisés par leur travail et les gardes de nuit), il en est de même pour les libéraux dont je fais partie.
Selon le site Egora.fr, 50 % des Médecins généralistes à Paris sont en burn-out. [NDLR: Burn out: travailler beaucoup n’est pas ce qui esquinte le plus les médecins généralistes] On pourrait prétexter la vie trépidante parisienne mais la même étude faite dans le Limousin montre la même chose. Pratiquant l’acupuncture, l’ostéopathie, la micro-nutrition, je reçois de plus en plus de collègues en difficulté qui cherchent d’autres voies que les médicaments qu’ils prescrivent, sachant que cela est poussière sous le tapis.
Ce n’est pas la hiérarchie administrative hospitalière qui est en cause mais les pressions de la CPAM et les charges [NDLR: Après 2 burn out à 30 ans, je quitte la médecine générale]. Ayant fait récemment une formation avec une vingtaine de collègues exerçant en secteur 1, je me suis retrouvé avec une population morte, éteinte, no life, m’expliquant l’abattage auxquels ils sont soumis pour s’en sortir.
Ayant la chance d’exercer en secteur 2 mais avec des honoraires différents (entre 1h et 1h30 de consultation), j’essaye de pratiquer une médecine humaine à l’écoute de mes souffrants, loin des 7 min de la consultation moyenne des médecins généralistes les obligeant à voir entre 30 et 70 patients par jour !!!
Bien que remboursé sur la base d’une consultation de médecin généraliste, la CPAM m’embête, bien que je leur démontre, leurs chiffres à l’appui, que je leur fais économiser 300.000€ par an par rapport à ma population de référence (oui vous avez bien lu, sans compter les arrêts de travail avec indemnités journalières, ce qui représente un gros secteur, mais aussi une médecine préventive qui évite cela)
J ai eu la chance, il y a 3 ans, d être convoqué par le directeur de la CPAM de l’époque à qui j ai tout expliqué durant une heure. À la fin de l’entretien je lui demande « que dois je faire ? «
Voici sa réponse
« – Prenez plus de patients
Gardez les moins longtemps
Prenez moins cher«
Je lui rétorque « mais cela va coûter plus cher à la sécurité sociale? »
» Ce n est pas grave » me répond-t-il.
Je me dis soit il n’a rien compris, soit il se fout de ma gueule.
3 ans tranquille où je ne modifie rien de mes honoraires de 100€, qui sont justifiés par la qualité de mes consultations avec bac plus 40, versus 18 mois à l’EN3S, 18 mois de formation payée par nos deniers et un salaire de 10.000 € par mois plus avantages…(NDLR: Ecole nationale supérieure de sécurité sociale)
Puis j’ai de nouveau été attaqué par la CPAM de Paris cette fois durant un entretien téléphonique de 37 min avec le nouveau directeur à qui j’ai expliqué de nouveau tout cela. Il me répond qu’il me comprend (vraisemblablement plus à l’écoute que le précédent) mais que les textes conventionnels sont là et qu’il ne peut rien faire mais que peut être je peux moduler ma prestation de 100 à 95 € (Tout ça pour ça…)
J’aurais pu enregistrer cette conversation ubuesque de 37 mn. Pour le cas où comme il me l’a signifié, il me traînerait devant la commission paritaire où bien sûr je n’aurai jamais aucune chance…
Cela me rappelle deux choses :
– L’expérience de Milgram (cf. le film les 3 jours du condor)
– Eichmann à Jérusalem: la banalisation du mal, ouvrage d’Hannah Arendt dans lequel elle explique la déresponsabilisation des criminels nazis (comme cela avait été le cas à Nuremberg ) face à la hiérarchie…
Je n ai pas évoqué cela avec lui…bien sûr…
Voilà chère Maître les petites observations d’un médecin de Paris qui essaie de rester en vie (je vous rassure je vais très bien et prends beaucoup de plaisir tous les jours dans ce métier merveilleux en espérant qu’il en est de même pour vous car je vois beaucoup avocats:))
Bien à vous
À votre disposition pour parler de tout cela, si vous le souhaitez,
Dr X. »
Notes:
L’expérience de Milgram est une expérience de psychologie réalisée entre 1960 et 1963 par le psychologue américain Stanley Milgram. Cette expérience cherchait à évaluer le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité qu’il juge légitime et à analyser le processus de soumission à l’autorité, notamment quand elle induit des actions qui posent des problèmes de conscience au sujet.