Avant la télévision, les sensations visuelles et sonores, avant les écrans, avant le rendez-vous quotidien de « Plus belle la vie » ou les addictions multiples aux séries françaises et internationales qui rythment le quotidien de certains foyers, il y avait le fait divers et les feuilletons de presse. Au 19e siècle, de nombreux auteurs, pour gagner leur croûte, publiaient des histoires sans fin, chaque jour, dans les quotidiens de Paris et d’ailleurs. Des histoires de crime crapuleux, de sang, de larmes, d’argent, de tromperie… des histoires d’Homme.
Emile Zola n’y a pas fait exception. Pendant qu’il écrivait Thérèse Raquin le matin, il subvenait aux besoin de son foyer en contant Les mystères de Marseille l’après-midi.
Un jour que je flânais dans les allées étroites de ma librairie préférée à Marseille, une de ces librairies où les libraires lisent et commentent les livres, dénichent des trésors loin des rentrées littéraires ou autres ouvrages devant emporter le consensus général, la mode du moment, le style en vogue, là où la littérature n’est pas toujours commerce, j’ai été attirée par cette gravure ancienne, le nom de l’auteur et son association au titre, Marseille. Je ne m’étais jamais vraiment enquise de la biographie de Zola, il est l’éternel, l’incontournable, finalement sa lecture est quasi impérative dès que le jeune adolescent apprend à lire un livre, mais que sait-on réellement de son époque ou de ce qu’il était?
Je me suis empressée de dévorer ce livre, avec une curiosité non dissimulée, mais bien avant, j’ai découvert la vie de Zola, sa part humaine dans l’ombre du génie, en lisant, une fois n’est pas coutume, la préface. Exercice parfois ennuyeux, loin de la fluidité d’une fiction. D’où l’on apprend la vie misérable mais déterminée d’Emile, l’homme, le mari, le fils, l’écrivain engagé, celui qui n’a jamais renoncé, qui vivait chichement et a créé parmi les chefs-d’œuvre de la littérature française. Ses débuts à Paris étaient misérables, particulièrement misérables, sans l’habit ni le sous pour tenir société, parfois dans la faim, cumulant les échecs littéraires, mais n’abandonnant jamais son objectif.
La force déconcertante de la passion et de la détermination.
Lorsqu’Emile Zola écrit Les mystères de Marseille, il a 27 ans. A l’époque, les journaux s’ouvraient aux faits divers, un genre mineur, que plusieurs de ses amis lui reprochèrent d’ailleurs, comme ternissant sa plume et son talent. Le journal Le messager de Provence lui passe commande d’un feuilleton. Avec son ami d’enfance, il explore les archives criminelles des tribunaux d’Aix et Marseille pour dépeindre, dans une suite de personnages à l’infini, le portrait d’une ville, ses vices, sa bourgeoisie, ses crimes, la condition humaine. A travers ses récits tous tirés d’histoires vraies, au point qu’il nommera son oeuvre « roman historique contemporain« , il dévoile ses positions politiques, son humanisme et son incontestable talent de conteur.
La fiction démarre par l’enlèvement d’une héritière par un fils de rien. S’ensuit la quête de son frère pour sauver son honneur. Le roman se décline alors, comme Candide de Voltaire, sous de multiples voyages et rencontres: pour Zola elles sont celles de vauriens, de bourgeois retors, d’âmes damnées qui font la société du moment et dont la perversion attire le lecteur. Sur ce point, rien n’a vraiment changé. S’affrontent alors la vertu, la noblesse de coeur avec les nécessités de vie, le crime crapuleux, la misère humaine, l’ignorance, la manipulation…Tout y est. Au prisme d’une autre époque, ce qui dépeint, sans conteste, et de manière étourdissante, une société que nous ne connaissons plus. Qui nous est fort lointaine. Mais pour autant, le péché reste le même. Au-delà de ces faits divers successifs, Zola plante un décors quasi théâtral entre Marseille et Aix-en-Provence, les villes rivales. Paul Cézanne était un ami d’enfance de Zola, ils ont grandi à Aix. Malgré son départ, l’attachement de Zola à la région ne le quittera jamais. Il se respire dans chaque ligne, entre soleil et obscurité.
Cette somme d’un récit de 500 pages se lit d’autant plus tendrement qu’elle transpire le labeur de l’auteur, sa détermination et son sens du portrait inimitable. Durant quelques heures, il est possible de se plonger plus de 250 ans en arrière, au temps des chevaux, de l’industrialisation, du commerce, de ses abus, de la condition des femmes puis toujours, de l’âme humaine.
Les mystères de Marseille, c’est imaginer Zola grattant frénétiquement à la plume des pages de portraits réels, à la lueur d’une boule de suif, riche de ses récits et de son imaginaire, la tête emplie de rapports humains tous plus complexes mais si prévisibles les uns que les autres, oscillant entre journalisme et fiction, ce qui fait de ce roman inattendu et inconnu une oeuvre de jeunesse prometteuse, a inscrire sur la pierre magistrale de son parcours listant le déploiement de son génie.
Ma tendresse particulière va au portrait d’une lorette marseillaise, Armande, dépeignant la condition des femmes, leur esclavage aux hommes pour faire société, contre-pied de Fine, la femme loyale, entière, généreuse et incorruptible. Zola explique toujours le crime, comme le ferait une cour, par des descriptions emplies d’humanisme et de mansuétude.
Qui mieux que Zola lui-même aura pu commenter son oeuvre? Dans sa préface de 1884, choisissant de faire rééditer son feuilleton pour répondre aux critiques littéraires avec humilité et conviction, voici ses réponses. Frappant de courage, que tout écrivain en herbe devrait lire et relire pour se convaincre de ne jamais abandonner ni écouter le chant des sirènes. Une leçon de détermination.
A l’aube de son existence d’écrivain se situe Les mystères de Marseille, l’antichambre de son grand oeuvre. C’est découvrir la force de son talent, de son travail, de ses passions, de ses engagements.
Pénétrer l’intimité et le processus d’écriture d’un génie. Une lecture particulièrement émouvante.
» Donc pendant neuf mois, j’ai fait mon feuilleton deux fois par semaine. En même temps, j’écrivais Thérèse Raquin, qui devait me rapporter cinq cents francs dans L’Artiste; et lorsque le matin j’avais mis parfois quatre heures pour trouver deux pages de ce roman, je bâclais l’après-midi, en une heure, les sept ou huit pages des Mystères de Marseille. Ma journée était gagnée, je pouvais manger le soir.
Alors pourquoi ressusciter un tel ouvrage de son néant, après dix-huit années? pourquoi ne pas le laisser dormir le sommeil de l’oubli, auquel il est destiné fatalement? Voici les causes qui me déterminent à en donner cette nouvelle édition.
J’entends détruire une des légendes qui se sont formées sur mon compte. Des gens ont inventé que j’avais à rougir de mes premiers travaux. Et, à propos, des libraires de Marseille m’ont raconté que certains de mes confrères, qu’il est inutile de nommer ici, ont fouillé leurs boutiques pour découvrir un des exemplaires de la première édition, devenus très rares. Les confrères, évidemment, espéraient y trouver un péché caché, une faute littéraire dont je voudrais effacer la trace, et, si on leur a fait payer trente francs l’exemplaire, comme on me l’a dit, je les plains de cet abominable vol, car ils n’en ont certainement pas eu pour leur argent. Cette idée que j’avais un cadavre à cacher s’est tellement répandue, qu’aujourd’hui encore, de loin en loin, je reçois une lettre d’un bouquiniste marseillais, qui m’offre à prix d’or un exemplaire retrouvé, offre à laquelle je m’empresse de ne pas répondre.
La plus simple façon de détruire la légende est donc de réimprimer ce roman. J’ai toujours écrit au grand jour, j’ai toujours dit à voix haute ce que je croyais devoir dire, et je n’ai à retirer ni une oeuvre ni une opinion. On pense me chagriner beaucoup en exhumant des pages mauvaises, du tas énorme de prose que, pendant dix ans, j’ai dû écrire au jour le jour. Toute cette besogne de journaliste n’a pas grande valeur, je le sais; mais il me fallait gagner ma vie, puisque je n’étais pas né à la littérature avec des rentes. Si j’ai touché à tout, dans des heures bien pénibles, c’est là un labeur dont je n’ai pas de honte, et j’avoue même que j’en suis un peu fier. Les Mystères de Marseille rentrent pour moi dans cette besogne courante, à laquelle je me trouvais condamné. Pourquoi en rougirais-je? Ils m’ont donné du pain à un des moments les plus désespérés de mon existence. Malgré leur médiocrité irréparable, je leur en ai gardé une gratitude.
Il est encore une raison que je dirais, si l’on me poussait un peu. Je suis d’avis qu’un écrivain doit se donner tout entier au public, sans choisir lui-même parmi ses oeuvres, car la plus faible est souvent la plus documentaire sur son talent. Le choix s’établit par l’élimination naturelle des livres mort-nés. Et, en attendant que ce roman des Mystères de Marseille périsse un des premiers parmi les autres, il ne me déplaît pas, s’il est d’une qualité si médiocre, qu’il fasse songer au lecteur quelle somme de volonté et de travail il m’a fallu dépenser, pour m’élever de cette basse production à l’effort littéraire des Rougon-Macquart. »