Lire d’une traite, lire jusqu’à l’écoeurement. Se satisfaire, enfin, de la finitude d’un roman, de peur de devenir totalement misanthrope.

Il était permis de penser que le thème du vide avait été totalement exploré, c’était sans compter cette plongée dans le monde des influenceurs. Le titre du dernier roman de Delphine de Vigan est trompeur, car il n’est évidemment pas tant question d’enfants que de responsabilité parentale. Et d’aveuglement. Le vide est, décidément, un puits sans fond, un monstre aux multiples têtes, immortel.

Jamais l’enfant n’aura autant été considéré comme un prolongement narcissique de personnalités vides. « Il faut le voir pour le croire« , comme une antienne…

Fiction ou documentaire? Ce roman s’inscrit dans l’actualité, au moment où entre en vigueur la loi du 19 octobre 2020 sur les enfants youtubers. D’où l’on apprend que les parents, avant même que cette loi n’existe, savaient déjà la contourner.

Comment exister?

Delphine de Vigan propose deux portraits, à l’extrême, sans véritable voie intermédiaire. Elle réussit la grande prouesse de ne pas juger, de ne pas condamner, mais de s’interroger sur ce qui doit être, sans résoudre l’équation insoluble de savoir où se situe le bonheur. Et en ressort, d’un côté comme de l’autre, une amère tristesse.

Tout a commencé avec Loft Story. De l’impudeur, des frasques, de la « normalité », l’accès soudain et immédiat à la célébrité, être reconnu, aimé inconditionnellement et sans limite. Jusqu’à l’abîme. L’amour, « Love« , s’est transformé en une cage dorée, le « Loft« .

C’est l’histoire de Mélanie, une candidate en herbe déchue, perplexe, seule face aux étapes de vie conditionnées par la société, la rencontre, les amis, le mariage, la famille…qui se renseigne sur internet et qui reste, toujours, l’adolescente en quête de reconnaissance éternelle, d’amour et de sécurité, au point de mettre en scène ses enfants, là où elle-même avait échoué .

« Aujourd’hui, n’importe qui pouvait imaginer que sa vie était digne de l’intérêt des autres et en récolter la preuve. N’importe qui pouvait se considérer et se comporter comme une personnalité, un people…

Au fond Youtube et Instagram avaient réalisé le rêve de tout adolescent: être aimé, être suivi, avoir des fans. Et il n’était jamais trop tard pour en profiter. Mélanie était une femme de son temps. C’était aussi simple que cela. Pour exister, il fallait cumuler les vues, les likes, les stories. » (pp. 226-227)

Sa fille, son enfant star, est kidnappée, l’univers rose bonbon s’effondre. Mélanie, vide et vidée, rencontre Clara, officier en charge de l’enquête, « l’académicienne » qui tente d’apprendre l’orthographe à ses collègues, la procédurière, celle qui représente la règle et qui vit seule. Il faut trouver le coupable, le jaloux qui ne supporte pas le succès de cette famille. Le droit, comme source de liberté et de vivre-ensemble.

Deux mondes aux antipodes s’affrontent, dans un silence et une sidération à couper le souffle.

« Clara se sentait parfois si triste et si décalée. Ce n’était pas nouveau. (…) Elle à qui on avait offert 1984 et Fahrenheit 451 le jour de ses quatorze ans, elle qui avait grandi au milieu d’adultes toujours prompts à contester les dérives de leur époque, (…) elle qui venait d’un monde où tout devait sans cesse être questionné, pensé, avait regardé le train partir sans pouvoir monter dedans. Ses parents s’étaient trompés. » (page 227)

Mélanie est une petite poupée au geste mécanique, cadencé, effréné, consumant toute son énergie de vie au point de finir rouillée, le cerveau enrayé. Elle vit au décompte des « like« , des cadeaux, obsédée par ses « happy fans » qu’elle inonde de « bisous d’étoiles« . Clara est solitaire, engagée, entourée de morts non élucidées. L’une s’extasie devant le déballage indécent de cadeaux et produits, l’autre devant l’ouverture d’une nouvelle affaire. L’une recherche l’amour inconditionnel, l’autre la vérité. Cette quête de vérité prend une forme solitaire, ascète et sans excès. Elle est la posture du philosophe. Clara représente physiquement l’enfant innocent, sa vulnérabilité, celle qui ne pouvait pas grandir, en quête de sécurité, cachant une force de vie et d’adaptabilité pourtant incontestable. Mélanie est l’enfant Narcisse dont la sécurité affective reste inassouvie. Mais un narcissisme pathologique, une figure capitaliste malgré elle, marchant sur le fil, au bord du précipice, emportant famille, innocence, spontanéité, rires francs et vie tout court.

Deux femmes, deux petites filles blessées, l’une devenue monstre de déni et de solitude, l’autre assumant avec force et courage le vide par l’engagement. Au prix d’un retrait.

La caverne de Platon 2021 est devenue un petit studio de salon ouvrant sur une fenêtre interstellaire aux millions de vues et parfois d’euros. Il faut couper l’écran pour aspirer au monde libre. Black mirror, comme l’écran noir de nos smartphones, n’a jamais aussi bien porté son nom.

On ne pourrait faire société plus narcissique. Un enfant désire par nature, et sans limite. Un enfant qui n’a plus de limite deviendra un Narcisse. Ou développera des troubles de la personnalité plus handicapants, c’est le cri d’alarme de ce roman. Disparition de l’amour. Plus de pudeur, plus d’intime, plus de désir, plus de rêve. La vie devient une profusion de cadeaux, de déballage, d’achat, de consommation, de concurrence, de rivalité, une conquête de territoire d’audimat, sur fond d’appât du gain sans autre but que celui d’assouvir jusqu’à l’écoeurement.

Ce roman pourrait être dystopique, il est un triste reflet de la réalité,  ce qui en fait une lecture noire, très noire, interpellante.

Derrière ces petits cris de joie surjoués, il y a la cadence des tournages, le viol du consentement des enfants, la question des gains encaissés…Les enfants fans regardent souvent dans le dos des parents et sont littéralement hypnotisés par ces girls and boys next door qui ont tout, s’émerveillent, sont reconnus, aimés, et réussissent là où le bonheur du foyer semble n’être plus que dérisoire, dépassé, territoire borné freinant la course à la reconnaissance. Ouvrant sur l’amour fugace, instable et précaire.

Une usine à produire du harcèlement, du dénigrement, de la dépression, un cirque d’instincts primaires qui enrichit les pourvoyeurs de rêve, les voleurs d’innocence.

Big Brother est entré dans l’esprit de nos enfants, de manière insidieuse, par la génération des parents Loft Story. La télé-réalité n’illustre même plus l’attrait du fait divers, du vide et du néant pour tromper l’ennui abyssal de nos sociétés gâtées, mais la manipulation d’une jeunesse corrompue qui pourtant, un jour, résistera, c’est à souhaiter. Derrière ces mises en scène bien calculées se cache le spectre de la pédocriminalité, de l’esclavage des enfants, de la violation de leur innocence au monde, de tous ces dangers réels qui font basculer la société dans une spirale de virtualité. Qui ne se souvient du film « The Truman show » sorti en 1998? Formidable adaptation du roman de Philip K. Dick. paru en 1959 « Le Temps désarticulé« .

Il est une fois de plus question de liberté.

« Ils croyaient que Big Brother s’incarnerait en une puissance extérieure, totalitaire, autoritaire, contre laquelle il faudrait s’insurger. Mais Big Brother n’avait pas eu besoin de s’imposer. Big Brother avait été accueilli les bras ouverts et le coeur affamé de likes, et chacun avait accepté d’être son propre bourreau. Les frontières de l’intime s’étaient déplacées. Les réseaux censuraient les images de seins ou de fesses. Mais en échange d’un clic, d’un coeur, d’un pouce levé, on montrait ses enfants, sa famille, on racontait sa vie. Chacun était devenu l’administrateur de sa propre exhibition, et celle-ci était devenue un élément indispensable à la réalisation de soi. » (page 227)

Delphine de Vigan décrit à la perfection le mécanisme d’auto-aliénation. Le totalitarisme n’est pas l’Etat, une puissance extérieure, mais l’ultra libéralisme, un monde à l’état naturel, pétri de lois temporelles que l’on apprend à contourner, monde dans lequel les personnes, entrainant avec elles leur progéniture, sont devenues leur propre prison. Le Loft.

Evidemment, ceux qui n’adhèrent pas au système sont des jaloux et des envieux.

Contre toute évidence, opposition méprisante parfois, ingnorante souvent, tant cette prison est devenue une norme. Autant d’éléments constituant les marqueurs de la puissance du déni et de la virtualité. Du vide affectif.

Au point de créer des mères castratrices qui, sans le réaliser, ont fait de leurs enfants des produits destinés à combler ce vide, transformant leur famille en instrumentum de réussite sociale :  « avant de repartir, elle avait accepté une courte interview. Oui,  bien sûr, elle se félicitait de leur succès et remerciait surtout les happy fans pour leur enthousiasme et leur fidélité. La journaliste lui demandait si elle comprenait que certaines personnes,  y compris parmi les plus jeunes, puissent être choquées de voir des enfants ainsi exposés. Mélanie hochait tristement la tête en signe d’incompréhension, puis répondait d’une voix douce, posée. En tant que mère, elle savait bien ce qui était bon ou pas pour ses enfants. D’ailleurs, c’étaient ses enfants, précisait-elle, insistant sur le pronom. Et ses enfants étaient très heureux comme ça. » (pp. 248-249)

Un livre coup de poing, un roman policier, dans tous les sens du terme, dont il faut souligner de la part de l’auteure une parfaite connaissance du fonctionnement des services de police et de leurs codes. De manière extrêmement fine, Delphine de Vigan alerte sur la puissance de la manipulation par le verbe, l’importance du langage et du sens donné aux mots comme structuration de la pensée, et donc de l’esprit critique, magnifie la littérature comme mode d’accès à la connaissance, à la réflexion. Un livre que l’on referme avec la sensation d’avoir pris une énorme claque qui disperse durant des semaines un message sourd et entêtant…

« Réveille-toi. »