« – Ce que je veux dire, c’est que le 13 novembre était inévitable.

– C’est une provocation.

– Non. Par contre, vous pouvez éviter des nouveaux 13 novembre. C’est pour ça que je parle de dialogue. Quand les enquêteurs vous présentent leurs exposés, c’est comme si vous lisiez les dernières pages d’un livre. Or un livre, si vous voulez le comprendre, il faut le lire depuis le début..

– Ça suffit.

– Je voudrais terminer en disant une chose. Ces terroristes, ce sont mes frères. »

Cet échange entre le Président de la Cour d’Assises spéciale de Paris et Salah Abdeslam a interrompu le défilé atroce des vidéos de la tuerie de la terrasse de la Belle équipe le 20 septembre 2021. Peut-on expliquer l’inexplicable?

Qui sont ces frères et ces soeurs?

C’est ce que nous raconte Abel Quentin dans son premier roman paru en 2019. Le frère ou la soeur qui commet un attentat pourrait, demain, être l’un de nos enfants, de nos proches, une âme en perdition à l’existence banale, qui rêve de gloire, de sens, pour ne pas « crever en catimini. »

Abel Quentin est un confrère et ami. Il eut paru plus logique d’évoquer son second roman Le Voyant d’Etampes, qui vient de sortir aux éditions de l’Observatoire. Mais c’est Soeur qui résonne cruellement avec l’ouverture du procès des attentats de Paris de novembre 2015. La voix de l’accusé numéro un vient rompre un silence de plusieurs années, lacérant des âmes déchirées, dans un écrin de justice spécialement élevé au coeur de la salle des pas perdus dont le nom n’a jamais sonné aussi juste.

Jenny est une adolescente meurtrie. Fatiguée de parents à l’existence qu’elle juge insipide, élevée dans une petite ville de province insignifiante, Jenny rêve d’appartenir au groupe des étoiles de son école dont elle va être rejetée avec humiliation, dans un tourbillon insoutenable de railleries. Jenny rêve de mort sociale, mais peut-être est-elle déjà morte, Jenny cherche des amis, Jenny est seule avec ses rêves et ses personnages d’Harry Potter, non elle n’a rien pour elle. Croit-elle.

Alors Jenny navigue sur les réseaux sociaux, croise des pédophiles, se laisse parfois séduire pour exister avant de refermer son écran dégoûtée, du monde, d’elle-même. Jusqu’au jour où elle reçoit un message d’amour, enfin quelqu’un qui la comprend. Elle ne sera plus seule. Elle rejoindra ses soeurs.

« SALUT JENNY CONTRAIREMENT A CE KE TU PENSE T ES PAS TOUTE SEULE. LAISSE LES RAGEUX PARLE SUR TOI. ILS TE CONNAISS PAS, ILS SON PLEIN DE HAINE MAIS MOI JE SAIS QUE TON AME EST PUR TU ES UNE REINE MA BELLE ET IL FAUT PAS CEDER AU DESESPOIR CAR CEST CE KE VEULENT CES BATARDS. ILS SON AVEUGLE ET SOURD ET CROIS MOI UN JOUR ILS PLEURERON DES LARMES DE SANG. » (page 94)

En parallèle, l’auteur chemine sur le sentier d’une gloire déchue, celle du Président de la République vivant ses dernières heures de pouvoir, s’effaçant derrière la vanité de celui qu’il avait créé. Ce vieux président est amer, dépassé, comme une vieille star du rock que le public a peu à peu oubliée et qui rechigne à descendre de scène. Puis le récit se faufile derrière la lionçonne du califat partie en catimini rejoindre un mari qu’elle s’est choisi vers la terre de liberté, la terre du djihad. Naïveté, endoctrinement, détresse, aveuglement, un cocktail morbide, fin du règne.

Il n’y a pas d’issue heureuse quand l’orgueil, l’ignorance, la détresse et la solitude construisent une famille de pacotille qui n’est rassemblée que par le truchement d’artifices et de peurs primaires. Une réalité trop morne tisse peu à peu les tentacules d’un mal insoupçonnable: le désespoir.

Jenny apprend la haine, elle se sent choisie, choyée. Elle a une mission, elle sourit cyniquement à ses géniteurs si ignorants, à ses camarades si insignifiants. Demain elle sera  hissée au rang des clandestines, elle s’imagine agent secret, elle n’est qu’une prise de guerre.

« Prendre la vie d’autrui n’est pas une décision facile, mais elle a frayé son chemin sans trop d’encombre dans cette cervelle d’étourneau. Jenny a quelques prédispositions: observé depuis les coursives du préau, les autres semblent d’une espèce différente; leurs codes adolescents sont des rites aussi mystérieux que les migrations de cétacés. Tuer un de ces êtres, ce n’est pas se tuer soi-même. C’est supprimer l’absolu étranger, la créature d’une autre rive. Et puis Dounia l’y amène en douceur. Les vidéos d’exécution sont un moyen efficace pour éprouver l’engagement de Jenny et la compromettre, définitivement.

« Ca m’a fait bizarre la première que j’ai té-ma », a prévenu Dounia pour la mettre à l’aise.

Il faut laisser le temps au temps et surtout laisser infuser, l’habitude agissant comme le plus sûr des poisons.  Dounia a le chic pour vous soumettre une séquence de décapitation entre deux photos de chatons, une manière caressante, insinuante, avec un rire qui pourrait bien vouloir dire qu’ils y vont un peu fort, quand même, ces gamins turbulents et ingérables, qu’elle-même n’approuve pas complètement, mais il faut bien que Jenny sache que c’est aussi ça, le djihad, un bloc indivisible, avec ses aspects moins glorieux, aussi nécessaires que le reste.

L’orgueil est un autre levier, l’orgueil puéril de l’avoir fait, de ne pas avoir flanché, un orgueil d’ivrogne ou de collégien. « Cap ou pas cap? » semblent dirent les émoticônes de Dounia, facétieux diablotins soulignant d’un clin d’oeil l’envoi d’une vidéo de défenestration d’homosexuels. Cap, bien sûr. Jenny ouvre les fichiers et regarde, luttant contre son premier mouvement, ravalant sa nausée. Elle voit la subversion absolue, l’émancipation des règles les plus élémentaires. Elle est flattée, au fond, qu’on lui fasse assez confiance pour l’adouber dans le cercle des happy fer qui peuvent comprendre, qui ont les reins assez solides et les vues assez larges pour ne pas détourner les yeux, comme les autres. Bienvenue au club, lui disent les rires complices de Dounia. Des rires de voyous. Jenny tient enfin sa tribu et c’est du lourd: textes sacrés, géopolitique, violence extrême et clandestinité. » (pp. 144-115)

Soeur est le roman d’une crise d’adolescence actuelle, où la mort embrasse sans concession la vulnérabilité, dans un monde sans repères, sans réponses, sans issue. Le style « jeune », ponctué de chansons de rap masquant une violence sous-jacente construite sur la solitude décrit un monde sans modèle, au sein duquel la réalité et l’élite sont tout autant en perdition: la politique, les parents, l’école…tout a échoué.

Que reste-t-il des contes de fées, des rêves innocents, du monde enchanté projeté par un enfant ? Le tango noir d’Abel Quentin n’est pas si dystopique, il glace le sang, l’espoir, il choque. La girl next door apprentie dijhadiste est peut-être sa propre fille, celle d’un ami, celle croisée dans un dossier. Fiction? Réalité? Ce roman interroge sur l’origine du terrorisme, sur ses proies, sur ses cibles. Il prend nos enfants, qui est responsable? La nature a horreur du vide, elle le comble mais au final, l’Homme prend tout, jusqu’à lui-même.

L’absence d’amour et d’estime de soi, l’humiliation, le harcèlement scolaire…terreau fertile de la vengeance, de la colère, de la froide sentence…

Soeur, premier roman d’Abel Quentin était en lice pour le prix Goncourt et le Goncourt des Lycéens 2019. C’est aussi le cas de son deuxième roman.

Abel Quentin, un auteur acide, cynique, lucide, sans concession, que l’on n’a pas fini de lire. Ame sensible, il reste un chemin à trouver…

 

Abel Quentin lors de la présentation de Soeur – Lecture d’extraits par lui-même et par l’écrivaine Claire Berest – Octobre 2019