On a tué Camus ! Camus est vivant !
« – Tu as raison, Agnès. Ce que je dis est sans doute inaudible. Et pourtant…Cette fille me fait peur, c’est comme ça. Ce sont des esprits de synthèse, et les esprits de synthèse auront toujours l’avantage. Représente-toi une pensée close, une doctrine qui explique tout. C’est redoutable. J’étais là, à ratiociner devant Saint-Just, et tout ce que je disais sonnait faux. Mes nuances étaient des compromissions.
– C’est ce qu’elles sont, précisément.
– Je ne sais pas. Tu as beaucoup de certitudes. Cette fille, Jeanne, n’a que des certitudes. Moi, j’ai peur d’une idée qui écrase tout sur son passage. C’est beau et c’est terrible. Parce qu’une idée, elle n’appartient jamais qu’à elle-même, elle est incontrôlable, et elle ne s’arrête que lorsqu’elle a tout écrasé. »
Au fil de la lecture du Voyant d’Etampes, on se demande où l’histoire va aboutir. Ce ne peut être une simple critique du monde moderne dans lequel la pensée se borne à 144 caractères, à des synthèses décontextualisées, à une politique de la terre brûlée, celle que la morale du temps combat comme anti-vérité.
Parce que le monde moderne et ses « nouvelles puissances » connaissent la vérité.
Il y a autre chose dans ce livre, autre chose que ce déjà-vu condamné mais prospère, ce petit bout de scotch sur le doigt du capitaine Haddock. Autre chose que cette critique intellectuelle, celle d’une certaine élite, autre chose que cette désolation évidente envers l’ignorance, envers la violence de la meute. Parce que dans le fond, critiquer ce mode de fonctionnement, c’est un peu faire le racisme de l’anti-racisme.
Oui, il y a autre chose. Faut-il attendre d’avoir tout lu ? Où est le détail qui donnera le sens ? Faut-il du sens ?
Il est question de chasse à l’homme, de communisme et puis de Sartre. Quelle ironie profonde, provocation et douce fraternité, que cet ouvrage ait remporté le Prix de Flore, qu’aurait dit Jean-Paul du dissident Abel ? Sartre avait reconnu en Camus ce qu’il ne serait jamais. Alors il lynchait pour ne pas avouer qu’il admirait. D’où l’on pourrait confirmer (bien que la confirmation ne doive jamais être admise car elle serait en soi une vérité. Et la vérité ne peut être accessible, c’est bien de cela qu’il s’agit) oui d’où l’on pourrait alors supposer que la relation humaine même la plus élitiste, surtout peut-être, ne tourne qu’autour du désir mimétique.
Autre sujet…
Le complotiste est-il fou ? Est-il le nouveau ravi de la crèche ? Le penseur des rues schizophrène, celui dont la voix résonne par échos psychédéliques dans des oreilles assourdies de pensée unique sans espace pour la dissidence ou le désaccord ? Mais que nous disent les fous ? Où est la place du philosophe qui veut redescendre dans la caverne, assommé par les enchainés et tous ceux qui ne veulent pas voir ? La pensée est-elle immuablement orientée vers une ligne droite, une route dont on ne prendrait aucun chemin de traverse ?
Faut-il toujours tout rationnaliser, tout expliquer ?
« Je pondais un bouquin de 500 pages sur les époux Rosenberg et découvrais deux jours après sa sortie que je m’étais planté sur toute la ligne, pour le coup. Les deux Rosenberg appartenaient à cette espèce rare, comme le furet à pieds noirs ou le rhinocéros de Sumatra, ils étaient non seulement des communistes américains mais des espions soviétiques américains.
Vingt-cinq ans plus tard, cette faillite était une affaire classée. J’y avais laissé mes dernières chances de devenir un mandarin, une grosse chattemite sorbonnarde avec son émission de radio sur France Culture, son aura, ses séjours comme visiting fellow sur un campus bostonien. Mon sort avait été scellé cette année-là, au creux de la décennie quatre-vingt-dix. Les exemplaires de mon Rosenberg avaient fini au pilon. Une ou deux fois par an, j’étais contacté par des demi-fous qui continuaient à militer pour l’innocence du couple Rosenberg quand leurs deux orphelins s’étaient eux-mêmes rendus à l’évidence. Le genre de personnes qui pensaient que Neil Amstrong n’avait pas vraiment marché sur la lune, le genre avec une forte odeur corporelle, des pulls de Noël et un dossier psychiatrique. Je les prenais parfois au téléphone et les éconduisais gentiment : je mesurais combien fragile, ténue était la frontière qui me séparait encore d’eux. »
Au beau milieu du premier temps choc de ce roman, situons-le à environ 40% de la lecture, la question rode toujours. Mais où est la réponse ?
Le fragment d’Héraclite n’a jamais résonné aussi puissamment : la vérité aime à se cacher.
Cherchons-la. Cherchons celle de Jean Roscoff. Ou d’Abel Quentin.
La couverture. Une route.
Depuis des semaines, croisant cet ouvrage dans les bacs des libraires, souhaitant prendre le temps, j’ai voulu comprendre pourquoi cette route. Si évidente et si mystérieuse à la fois. Une idée de mort suspendue, une heure bleue, une impression de chemin ouvert.
Les présentations rapides du Voyant d’Etampes, appelons-les les pitchs, évoquent l’histoire d’un poète inconnu mort dans un accident de la route, sujet d’étude d’un vieil universitaire alcoolique, comprenons raté. Un livre sur un fait divers, la recherche d’un poète inconnu comme clef, peut-être, pour combattre le vide. Un être et un néant. On parle de woke aussi. Quel est le lien ?
Alors cette route. La mort, l’accident… le raccourci parait simple. La vérité s’y cache peut-être ?
Que nous dit cette route, ce chemin entravé, cette fin tragique, cette rupture ?
Cette route est celle sur laquelle Albert Camus est mort. C’est ce que l’on croit comprendre de la légende, en tous petits caractères, sur la 4e de couverture. C’était le 4 janvier 1960 à 13h55, le manuscrit du Premier Homme restait inachevé, à bord de la Facel Vega, dans une serviette. Etrange destin pour un écrivain, n’est-ce pas, que de mourir des mains d’une famille d’éditeurs ? Car c’est un Gallimard qui conduisait. Celui de la collection la Pléiade.
Dans la mémoire de Camus cette idée : « une nation meurt parce que ses élites fondent ».
Le sens caché était donc là. Albert Camus. L’invisible miroir de la figure de Sartre, omniprésente dans le Voyant d’Etampes.
Alors oui, il est permis de penser, mais ce n’est qu’une idée dans le fond, que les « nouvelles puissances » dansent sur la tombe de l’humanisme. Le lynchage moral serait né avec Sartre, dans les coulisses de l’entre-soi. Les élites ont perdu tout sens commun, il ne s’agit pas seulement de gronde populaire, parce que dans le fond, la vieille dame au chariot, dans sa poésie lunaire et disjonctée, reste celle de la poésie pure, symbole d’un monde putréfié. Et le prévenu, la victime populaire, banale, affligeante, pathétique, d’une meute populiste. L’autre sacrifié.
L’Homme est mort sur cette route. Et avec lui, une idée de l’humanité.
Alors que dire sans divulgâcher cette fiction brillante qui résonne comme un hommage, une incantation au frère ? Car oui encore, il est question d’universalisme et de fraternité. Il est question de pensée camusienne comme phare dans la nuit, comme voyant d’Etampes, comme phalanstère de Lourmarin. Comme flamme fragile qui oscille et qui s’écrase, comme vulnérabilité éternelle, comme dernier sursaut ou tentative d’appel à la dignité.
A la simplicité, à l’humanité. A l’amour, et à la Beauté.
Il est question de survie dans un monde dingue, dingue comme un bolide sur la route, vulnérable comme la vie.
Et de folie. De folie qui ne vient pas forcément d’où l’on pourrait l’imaginer.
Car enfin, l’accident, n’est peut-être pas qu’une question de fatalité.
Hey buddy.
Imagine…
You’re not the only one.