Le service a repris ses bonnes vieilles habitudes et Athos a décidé de relever les comportements et surtout la terminologie employée à l’attention de la gente féminine de l’équipe. Finalement, la discrimination se fait par ce type d’usages linguistiques quotidiens auxquels on ne fait bien souvent plus attention.
Mais qui blessent…toujours…
Il y a Karine, la femme trop peu soumise que l’on tente de dompter, Elsa la belle femme mariée avec qui on ne sera jamais que dans un strict rapport de séduction et au milieu Athos qui essaie de recadrer la normalité du dialogue, essayant d’extirper toute connotation à caractère de genre ou sexuel.
Mais avec Jo, cela paraît assez difficile…et puis il est le chef alors on ne va pas le contredire ni lui souligner le caractère sacrément misogyne de ses propos…parce qu’une femme qui s’offusque a forcément un problème dans sa vie…enfin…bon….elle est gentille…
Gentille
Le bip familier de la machine à café m’informe que mon semblant de double expresso est prêt.
Dix ans d’administration et je suis devenue caféinomane. « Alors, raconte ! Ça a donné quoi Bob en mission ? »
Réunis autour du puit collectif de café, il est l’heure de débriefer la mission au Farghestan. Il s’agit de résumer au mieux ce moment de grâce administrative : Bob et ses microbes, Dracula et son égo, moi et mes power-points. Sans oublier cet instant culte où, officiellement à cause d’une turbulence et officieusement à cause des mini-bouteilles servies dans l’avion, Bob notre éponge a fait un vol dans le vol qui a fini par un crash devant la porte des toilettes. Le café avait certainement ses limites.
« Ah Karine, vous êtes là, je vous cherchais. Vous serez gentille de me préparer un mail pour ma réunion de demain, enfin, si vous n’avez pas une excuse crèche encore. Oh tiens, Athos, vous êtes revenus ? Hum Elsa… quand vous mettez vos lunettes, vous m’inspirez…».
Il est là. Jo dans toute sa splendeur. Un clin d’œil malsain vers une Elsa accablée et il repart vers son antre.
– Mais si seulement, je pouvais lui refiler une bonne varicelle !
– Plains-toi, je suis à deux doigts de porter plainte contre mes parents pour myopie.
Karine et Elsa font partie des victimes quotidiennes de l’équipe de Jo. L’une cristallise la femme indépendante détestée et l’autre le fantasme inaccessible. Dans les deux cas, Jo sévit.
Depuis son arrivée dans le service, une vague de natalité a touché son équipe, faisant certainement bondir toutes les statistiques sur le renouvellement de la population. Près de la moitié de ses effectifs a brutalement eu envie de découvrir les charmes du congé maternité et/ou d’un congé parental en attendant qu’il refasse ses cartons vers de nouveaux horizons.
Ceux qui n’ont pas pu saisir l’appel du biberon, ont découvert le congé formation ou tout simplement le Lexomil. Comme d’habitude, le passage de Jo a répandu un malaise épais dans son sillage. A chacune de ses interventions, on redécouvre ce que peut ressentir une mouette piégée dans le mazout. De quoi faire fuir chacun vers son bureau. Je reste avec Karine qui finit de désosser méticuleusement son gobelet de café.
– Depuis quand on est « gentille » parce que l’on fait son travail ? Et d’ailleurs, c’est où la case « gentille » dans l’évaluation ? avant ou après « sens du service public » ?
Avec lui, on est toujours dans une zone grise quand il nous parle, et je ne peux rien dire, c’est mon chef ! Elsa c’est pire : elle pleure un jour sur deux. Je n’ai aucune réponse pour Karine. Le « management » selon Jo n’est pas une inconnue, Dracula en débute même l’apprentissage. Mais, est-ce que Cro-Magnon et son complice s’adressent aux hommes du service en leur disant « vous serez gentils de rédiger un courrier »? Est-ce que Jo a déjà dit à un collaborateur homme que « hum, ses lunettes l’inspirent » ? Le machisme latent est-il répréhensible? A combien de lexomil par jour et par agent fixe-t-on le seuil pour établir qu’il y a un souci avec un supérieur?
– Au fait, je n’ai pas vu Jocelyne ce matin. Elle est en congé ou elle a déplacé sa sieste au matin ?
– Tu vas rire…. Elle est allée faire la présentation des concours administratifs à une classe prépa.
En une fraction de seconde, j’ai la vision de Jocelyne bouffie d’orgueil dans ses mocassins à glands et sa veste à coudières, trônant sur l’estrade pour vanter la carrière publique. Ce soir, une promo entière sera déclarée sinistrée. Leur envoyer Jocelyne… ça, ce n’était vraiment pas gentil !