« J’ai essayé. On ne peut pas jouer seul aux échecs. On ne peut pas s’oublier au point de se surprendre. Peut-on s’oublier au point de s’accueillir? »

« Le Grand Jeu » publié aux Editions Rivages en 2016 est une oeuvre « transgenre », selon l’auteure elle-même, Celine Minard. S’il y a bien une histoire, la chute – au sens propre comme au sens figuré du terme – appartient au lecteur, comme le roman dont il serait le héros. La fiction invite clairement au questionnement.

L’héroïne est une femme qui fait installer un campement hautement sophistiqué à flanc de montagne au coeur d’une forêt sans âme humaine qui vive, avec un établi, des ressources et de quoi vivre face à des conditions extrêmes durant plusieurs saisons. Elle explique dans un style froid et clinique son quotidien. L’ensemble est composé de phrases courtes, descriptives de ses actions, dépouillées de l’expression de sentiments expressément nommés, rapprochant le souffle de cette femme de celui d’un animal sauvage en instinct de vie et de survie au coeur de la nature. Totalement dépouillé? Pas vraiment: le lecteur comprend rapidement la haute technicité de son matériel et sa connaissance acquise de l’environnement.

Puis, coupant le récit de ses démarches au quotidien, l’auteure insère, à plusieurs endroits, des réflexions profondes, philosophiques, sur le sens de la vie. Tout ce qui n’est pas décrit en tant que tel, l’héroïne transcrivant le registre strict de ses opérations journalières, est ainsi ponctué d’une profondeur de questionnements par rapport à ce qu’elle expérimente sur un terrain strictement instinctif. Un jour, elle découvre et observe un « tas de laine » et apprend à gérer une autre âme sur son territoire. Ennemie ou amie? Promesse ou menace? Tout doit-il se situer sous un rapport de domination? Qui sera le chat? Qui sera la souris?

Maîtriser son environnement est une chose, mais il aura toujours un caractère imprévisible. Comment vivre?

Les paradis artificiels jouent un rôle annexe et intriguant dans cette expérience sauvage…Ce récit au couperet devient un véritable thriller envers soi-même, positionnant l’Homme dans un élément dont il doit s’accommoder. Peut-on dominer ou changer la nature pour l’adapter à soi ou faut-il au contraire s’y adapter sans moyen de contrôle? Céline Minard interroge la notion de désespoir. Ces paragraphes tout en pertinence, parsemés dans le récit de ses expériences en font une oeuvre philosophique, alliant à la fois le sens profond et le détachement.

Il s’agirait ainsi d’apprendre à vivre sans interroger ni dominer, mais en accueillant le monde, comme vie possible, comme survie aux questionnements.

 » Se contenter de ce qui arrive.

Si on examine un événement on voit en lui sa formation et son devenir.

Je ne comprends pas « regarder ce qui arrive » comme un acte de naïveté. Je comprends « s’en contenter » comme un acte de sagesse.

La description, sans jugement, sans inclination, est peut-être la seule discipline nécessaire. A quoi? A l’accueil du monde.

Et comment ne saurait-il pas vivre celui qui accueille le monde? »

Ce roman écrit en 2016 fait écho aux événements actuels, en plein confinement forcé face à une menace d’ordre naturel, où beaucoup survivent plus qu’ils ne vivent, sur le plan physique et psychologique. Il offre une réponse possible sur le sens du monde, la possibilité d’y vivre en ayant pleinement conscience qu’on ne peut pas le changer dans son essence. Les descriptions de la nature, des animaux, des plantes qui poussent, des saisons, et plus particulièrement d’un bain de lune, les élucubrations voire hallucinations sur ce qu’ouvrent ces expériences à la conscience ou l’inconscience sont autant de promesses à soi-même pour affronter les éléments.

Un écrit inclassable où la prise de risque reste longtemps mesurée, jusqu’au Grand Jeu, celui du questionnement de la mort pour apprécier la vie. Etre soi-même, ne pas se trahir, quel que soit le monde.

A lire absolument!

« La méthode, c’est d’aller pas à pas avec constance. Le secret de la marche en montagne consiste en une foulée longue, lente et régulière. Le souffle se règle de lui-même. Ne pas se laisser distraire, ne pas courir tous les trous de souris, continuer de pratiquer, dans la lenteur, avec ténacité, c’est cela le vrai gagnant. Maintenir, c’est-à-dire répéter le même alors que les circonstances changent, maintenir une action, une pensée, une volonté, c’est construire, fabriquer, atteindre sa propre cohérence. Toujours vouloir les mêmes choses, toujours refuser les mêmes choses, dans tous les mondes.

La promesse en ce sens, est peut-être au fond une promesse de cohérence. Quand tout aura changé autour de nous, il restera cette promesse qui a été faite. Elle suppose qu’on ait la mémoire de l’un, de l’autre, et d’elle qui nous lie. On est moins lié à l’autre qu’à soi-même par la promesse, c’est-à-dire à l’exigence de garder suffisamment la mémoire de son être passé pour le conserver identique au moins à l’endroit qu’a désigné l’enjeu de la promesse.

La promesse est-elle une méthode de l’identité?

Tenir à quelques chose plutôt qu’à rien. Tenir un cap plutôt qu’en changer continuellement. Tenir sa forme plutôt que la laisser s’effondrer. L’identité n’est pas un état mais une activité. Et la vie: un état ou une activité? Etre vivant. »