En ces temps de confinement et d’introspection, à l’heure où la planète s’interroge sur ce que doit être le monde de demain, s’il doit changer et comment, il est de bon ton de voir ou revoir le film américain Captain Fantastic écrit et réalisé par Matt Ross. (Prix de la meilleure mise en scène à Cannes en 2016 dans la catégorie un certain regard)
Le film démarre sur une scène magnifique de forêt sauvage et de chasse, un jeune homme camouflé tue au corps à corps un chevreuil qui dévorait des feuilles tranquillement. Apparait alors une tribu d’enfants et d’adolescents accompagnée d’un homme qui, par un rituel de sang, fait passer le jeune chasseur au statut d’adulte. Cette petite famille vit recluse au milieu de ces arbres dans un campement élaboré où chacun a sa tâche et vit en auto-suffisance. Les journées sont rythmées par des entraînements physiques intensifs, l’apprentissage de la survie en milieu hostile et une profonde vie intellectuelle. Cet endroit choisi par les parents ressemble à un paradis originel.
La mère est absente un moment puis le spectateur comprend qu’elle est malade et hospitalisée. Peu après, victime d’une maladie psychiatrique grave, elle meurt par autolyse. Les grands-parents accusent Ben, le père, d’être responsable de cette folie et lui interdisent de se rendre aux funérailles. Mais Leslie, la défunte, avait une dernière volonté. Elle souhaitait être incinérée et que ses cendres soient jetées dans un lieu public et dans les toilettes.
Ben et sa tribu doivent alors affronter le monde « normal » pour faire respecter ses dernières volontés.
Le film se déroule sur fond de confrontation entre des méthodes éducatives paraissant déconnectées et le monde tel que nous le connaissons. Une des scènes les plus riches est certainement celle d’un dîner entre la famille de Ben et celle de sa soeur et son mari qui élèvent deux jeunes adolescents. Ben part du principe qu’il ne faut pas mentir à ses enfants et évoque des sujets graves devant l’ensemble de la tablée dont les deux adolescents médusés et infantilisés, pendant que ses 6 enfants, de 8 à 18 ans, goûtent le vin et trinquent à ce moment joyeux. Lorsque la soeur de Ben lui indique qu’il fait du mal à ses enfants notamment en les déscolarisant, ce dernier lui rapporte la preuve que son fils de 8 ans dispose d’une culture et d’une compréhension des choses largement plus vaste que celle de ses deux propres fils qui passent leur temps devant des jeux vidéos d’une particulière violence.
Ce film interroge sur la façon de vivre au monde. Bien au-delà, il questionne le monde « normal », celui dont nous avons tous l’habitude et que finalement, nous ne remettons plus en question parce que c’est ainsi que sont les choses. C’est un préalable acquis. Face à certaines épreuves, Ben finira par s’interroger sur l’idéal qu’il a construit d’abord pour sauver sa femme de sa terrible maladie, mais au-delà pour créer un monde meilleur pour sa famille où la dureté, parfois, de l’apprentissage, transmet pour autant des valeurs nobles et pures à ses enfants.
Serait-il possible de vivre mieux et différemment?
La famille de Ben a une idole: Noam Chomsky.
Ce linguiste américain aujourd’hui âgé de 91 ans est l’un des plus grands intellectuels du monde. Fondateur de la linguistique générative, il est aussi connu pour ses engagements militants de socialiste libertaire et anarchiste. Il est notamment l’auteur en 1967 d’un célèbre article « La responsabilité des intellectuels » et s’affiche en ferme opposant à la guerre du Vietnam. Soutenant les déserteurs de l’armée et ayant appelé à la résistance contre toute forme d’autorité illégitime, il sera poursuivi en justice et inscrit sur la liste des opposants au Président Nixon publiée en 1971.
Noam Chomsky est surtout connu pour ses travaux sur la grammaire générative et les implications de la linguistique sur la psychologie. Mais il a également dénoncé les principes de la pensée dominante, partant du principe que « les intellectuels qui gardent le silence à propos de ce qu’ils savent, qui se désintéressent des crimes qui bafouent la morale commune, sont encore plus coupables quand la société dans laquelle ils vivent est libre et ouverte. Ils peuvent parler librement, mais choisissent de n’en rien faire » (Stanley Cohen, 2001)
Critiquant les Etats-Unis, Noam Chomsky a notamment publié « La Fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie » en 1988 (« Fabriquer un Consentement : la Gestion Politique des Médias de Masse » dans une seconde traduction) Selon lui, « « les médias constituent un système qui sert à communiquer des messages et des symboles à la population » comme instruments d’une vaste communication idéologique dont l’objectif est de promouvoir le libéralisme économique et à légitimer la politique étrangère du pays, notamment au Vietnam. « Le mode permet de reconstituer par quels processus le pouvoir et l’argent sélectionnent les informations. » Bien au-delà, il dénonce la politique des médias de masse à ne pas considérer, dans le traitement de l’information, que les victimes d’exactions sont également dignes d’intérêt, alors que les Etats-Unis érigent en principe absolu la liberté d’expression.
En fait, les médias ne serviraient pas l’information mais la culture d’une élite de dominants, asseyant leur pouvoir. Il présente ainsi les 5 biais des médias:
- la taille, l’actionnariat et la recherche de profit,
- la régulation par la publicité,
- les sources d’information
- les « contre-feux », notamment par des poursuites judiciaires écrasantes contre les médias
- l’anticommunisme.
Chomsky dénonce avant tout l’exercice du débat contradictoire qui est encadré par des méthodes consensuelles très largement « internalisées. » Ce que l’on pourrait appeler plus communément une forme de pensée unique et consensuelle déguisée sous les apparences de débats libres.
Chomsky s’est également largement fait connaître après les attentats du 11 septembre par un premier livre « 11-9: autopsie des terrorismes » puis en 2003 par la publication de « Pouvoir et terreur: entretiens après le 11 septembre« . Opposé au comportementalisme, Chomsky explique que les Etats-Unis ne peuvent se voir comme victimes qu’en se confrontant aussi à leurs propres responsabilités dans la conduite de leurs politiques. Ses écrits sont des best-sellers.
Chomsky a également suscité de nombreuses polémiques à propos de la portée de la liberté d’expression, en ayant apporté son soutien à un négationniste, indiquant que laisser la liberté de s’exprimer ne voulait pas dire adhérer aux opinions émises. Pour Chomsky, la liberté d’expression doit primer plus que n’importe quelle version émanant de la classe dominante, contre tout ordre établi a priori. Il ne faut jamais cesser d’interroger les vérités établies. Sur ce point, la culture française de la liberté d’expression est beaucoup plus restrictive que la notion anglo-saxonne.
Chomsky est l’auteur de très nombreux ouvrages et théories de linguistique mais également politiques. Parmi cette longue liste, citons « Le Profit avant l’Homme » (2003), « Sur le contrôle de nos vies » (2003), « Dominer le monde ou sauver la planète » (2004), « Raison et liberté. Sur la nature humaine, l’éducation et le rôle des intellectuels » (2010), « L’occident terroriste » (2015), « L’optimisme contre le désespoir » (2017), « Qui mène le monde? » (2018)
Nous l’avons compris: Captain Fantastic soulève des questions profondes sur le sens du monde et la manipulation de masse par l’ordre établi, à travers une histoire grand public qui ne peut que bousculer. Difficile de sortir de cette fiction, évoquant la philosophie politique de Chomsky, sans s’interroger sur ce qui est et doit être, sur les modèles normés dans lesquels nous vivons, sur le sens de l’existence et la recherche du bonheur. La soeur de Ben évoque des principes de scolarisation parce que c’est ce qui est et la loi y oblige. Ben a fait un autre choix et il en fait une démonstration convaincante.
Alors, pour vivre heureux vivons hors norme? Quel est le sens de la loi? S’il s’agit d’un compromis social, quelle est la place pour les autres choix, les autres vérités, les autres quêtes? Ce film réussit la délicate problématique d’interroger le système sans virer dans le complotisme ou l’opposition de principe. Toute opinion est entendable à partir du moment où elle est argumentée. Il en est ainsi du jeune dissident des enfants qui, lors de la célébration de Chomsky, demande pourquoi on ne célèbrerait pas noël « comme tout le monde », se confrontant ainsi à l’idée de Chomsky selon laquelle la liberté d’expression doit être absolue pour permettre à tous ceux qui ne sont ni de la classe des intellectuels, ni de la classe des dominants, d’avoir un accès libre et total à l’information pour se forger, in fine, sa propre opinion, sans élitisme, sans infantilisation.
Le film n’apporte aucune réponse au choix de l’un ou de l’autre des mondes. La figure du grand-père, stable, rationnelle et protectrice se pose en véritable Créon, la sagesse de ce qui doit être dans l’ordre établi. Mais la scène finale, expression d’un véritable bonheur pur en plein drame, indique qu’il existe aussi d’autres voies possibles, à partir du moment où chacun respecte l’univers de l’autre.
Est-ce que ce qui est, doit être?
Il ne s’agit donc pas de domination ou de lutte pour conquérir un pouvoir ou assoir une vérité, mais de tolérance, d’ouverture d’esprit et de quête du bonheur. Tout s’écoule…En ces temps troublés, Captain Fantastic est un film qui fait du bien parce qu’il montre qu’il est sain de s’interroger et aussi sain d’imaginer un autre monde possible.
Ce film est avant tout un film sur la liberté et elle demeure notre bien le plus précieux.
Pour explorer plus loin ces réflexions, regardons l’exceptionnel débat entre Noam Chomsky et Michel Foucault en 1971 sur la nature humaine: « Sommes-nous le produit de toutes sortes de facteurs extérieurs ou possédons-nous une nature commune grâce à laquelle nous nous reconnaissons comme êtres humains ? »…(Vidéo en anglais sous-titrée en français) A voir ici!