« Omnes stulti et deliberatione non utentes, omnia tentant » : tous les cons et tous ceux qui n’utilisent pas la raison, osent tout.

 Cette phrase tirée de la Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin, reprise dans les tontons flingueurs « les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît » fait l’objet ce mois-ci d’un petit encart de la revue Philosophie magazine en page 14.

 Elle présente de façon assez ludique le dossier du mois « peut-on être honnête et réussir » ?

Les « cons » qui gravissent les échelons au mépris des autres sont-ils les seuls à pouvoir accéder à la reconnaissance sociale et leurs actes parfois méprisables restent-ils toujours impunis?

Alexandre LACROIX, directeur de la rédaction de la revue précitée pose dans son édito un constat froid et réaliste : si la croyance et la morale ont fait craindre à l’auteur de mauvaises actions le jugement dernier, force est de constater que cette croyance est aujourd’hui totalement illusoire.

Il ne resterait alors que comme croyance ultime cette illusion d’un châtiment divin pour stopper, un jour, la folle ascendance d’une personne sans scrupule.

La plus grande injustice demeure et la personne honnête verra souvent briller cet autre dénué de toute éthique dont seule la réussite sera reconnue, au mépris souvent de ses méfaits contre toute valeur humaine et sur le dos évidemment de l’entourage plus ou moins proche. La fin justifierait-elle les moyens ?

 La montée en puissance d’une société narcissique oblige à un repli du moi, en contradiction avec une surexposition du soi, à une méfiance de l’autre rendant les personnes avides de pouvoir méprisables et aveuglées par une course à la reconnaissance qui ressemble souvent à une forme de prédation, masquant le refoulement du vide et la dépression qui en découlerait si ce vide était mis à nu.

 Réussite et éthique ne sont pas toujours voire peu conciliables. Faut-il en déduire que le puissant est forcément un dominateur ?

Ce dossier très actuel qui pose la question de l’éthique en société et plus particulièrement dans les relations de travail me rappelle une dernière lecture, les perversions narcissiques de Paul-Claude RACAMIER. Cet ouvrage d’une lecture assez ardue pour les néophytes en matière de psychanalyse et psychiatrie, définit le prédateur et prend pour illustration un oiseau, le coucou.

Après avoir décrit les modes de création d’un noyau pervers dans les institutions (professionnelles ou familiales), l’auteur, éminent psychiatre et psychanalyste à qui l’on doit le terme de « pervers narcissique », illustre sa démonstration avec celle du comportement du coucou :

« Selon la légende bien connue et plus précisément d’après des travaux très minutieux poursuivis par deux ornithologues éthologistes britanniques, Nicolas Davies et Michael Brooke, la femelle du coucou, dans ses menées prédatrices, opère avec une précision qui pourrait faire pâlir d’envie n’importe quel praticien du noyautage pervers.

 Elle pond un œuf, ne le couve pas, le met à couver dans le nid d’une autre oiselle ; là va naître son oisillon ; celui-ci se comportera dans la couvée adoptive comme un parasite absolu.

                  Dans cette façon d’occuper et de parasiter un nid déjà fait et en « état de marche », dans cette façon d’exploiter une organisation existante et fonctionnante, on reconnaît la manière dont les noyaux pervers s’installent dans des « fromages » dont ils comptent bien se nourrir.

 Le coucou ne parasite pas n’importe quel nid : ses prédilections, selon les régions, vont à des rouges-gorges, aux rousserolles effarvattes, aux accenteurs, fauvettes et bergeronnettes. Ces oiseaux vont être bernés. On se gardera cependant de les prendre pour des idiots. Car la mère coucou prend d’incroyables précautions. L’œuf qu’elle va pondre (un seul), sera de la couleur et à peu près de la même taille de ceux du nid qu’elle convoite. Elle est donc spécialisée, elle pond à point nommé et à toute vitesse : dissimulée dans les feuillages des environs, elle attend que la femelle à berner quitte son nid un bref instant afin de se dégourdir les ailes : alors elle fonce, pond aussitôt son œuf, prélève à la place un des œufs existants, qu’elle emporte et qu’elle mange et s’envole : ni vu, ni connu, l’embrouille est précise à la seconde et au millimètre près. Tout cela est parfaitement calculé : le coucou ne pond qu’un œuf et n’en prélève qu’un ; il ne faudrait pas commettre la moindre erreur de temps ou de nombre, la femme à berner ne s’y tromperait pas.

            De même le noyau pervers ne peut-il prendre pied que sous les dehors du banal, de l’ordinaire et de l’identique : il doit tout faire pour passer d’abord inaperçu, pour se fondre dans l’ensemble. Ainsi, et ainsi seulement, ne sera-t-il pas d’emblée rejeté : une infiltration ne débute jamais par un coup d’éclat.

L’oisillon coucou va naître. Il est taillé pour grandir beaucoup plus et beaucoup plus vite que les oisillons légitimes. Il poussera ceux-ci hors du nid et restera seul. Il dévore, sans cesse réclame à manger et la femelle complètement bernée ne cesse de le nourrir : bientôt, il la dépasse en taille : elle le nourrit encore et toujours. Monstrueux bébé.

 La duperie va si loin que le coucou une fois adulte, conservant la mémoire précise de l’espèce dont il a été l’hôte parasite, ne choisira que celle-là pour y pondre son œuf, poursuivant ainsi le cycle de la prédation. (…)[1] »

Le premier réflexe serait de se demander comment les oiseaux « hôtes » peuvent à ce point être bernés. Et Paul-Claude RACAMIER de citer LA ROCHEFOUCAULD : « c’est un bien grand malheur que de prendre pitié pour des semblants de brebis qui ne sont que hyènes déguisées. »

La marque de fabrique du pervers narcissique est justement de passer maître en perversion de la vérité : « tout en masques et faux-semblants, couvert de vernis, il n’a que faire de la vérité : moins exigeantes et plus avantageuses sont les apparences. Ce qui compte pour lui n’est pas d’être ni même d’avoir, c’est de paraître[2]. »

Paul-Claude RACAMIER décrit un être froid et monstrueux qui ne vit que de la jouissance de la dépossession de celui qui ne l’aura pas démasqué. A l’origine ? Une stratégie de défense contre sa propre douleur interne. La perversion est dite narcissique parce que le pervers n’entend rien devoir à personne : gonflé d’un désir de toute puissance, il se défend de « toutes douleur et contradiction internes et (…) les expulse pour les faire couver ailleurs, tout en se survalorisant, tout cela aux dépens d’autrui et non seulement sans peine mais avec jouissance[3]. »

C’est parce qu’il lutte constamment contre le vide de son existence que le pervers narcissique, refoulant avec force sa propre souffrance, va la projeter sur sa proie et jouir de la destruction que cela engendre. Une société en perte de sens et de valeurs crée en permanence des pervers narcissiques potentiels et partant, la négation et la destruction de l’autre. « C’est ainsi que la conduite narcissiquement perverse sera toujours une prédation morale : une attaque du moi de l’autre au profit du narcissisme du sujet[4]. »

Une société qui reconnaît la montée en puissance des atteintes morales et de la dépression, la perte de repères familiaux et sociétaux, crée des proies pour ceux dont le narcissisme devient aussi un mode de survie.

Glaçant…

L’auteur ne donne aucune solution ni pour guérir le pervers narcissique, ni pour empêcher sa création. Ou peut-être une, mais à quel prix ; En parlant des pervers narcissiques, il a dit « tuez-les, ils s’en fichent ; humiliez-les, ils meurent ». La seule réponse pour démasquer les pervers narcissiques serait de faire éclater la vérité et tomber le masque de l’apparence. Bien souvent cependant, l’honnêteté ne fait pas le poids face à un être sans scrupule qui aura berné longtemps son entourage et pris soin de créer une cour de fidèles aveuglés, castrés et maltraités. Plutôt que tenter de sauver l’auteur de ces actes, il convient de sauver la victime.

En demeure alors un sentiment d’injustice ce qui nous ramène au dossier de Philosophie magazine. La croyance en un châtiment ultime permet-elle de réparer la souffrance de la proie souvent détruite qui impuissante, cassée, verra son bourreau continuer de briller dans une indifférence déconcertante, sous les rires et moqueries d’autres proies bernées ?

Paul-Claude RACAMIER a posé une théorie, reprise par Marie-France HIRIGOYEN dans ses ouvrages sur le harcèlement moral : il ne peut y avoir de violence psychologique sans le concours, inconscient et involontaire de l’entourage. Sans proies ni objets offerts à ses actions de destruction, le pervers narcissique ne peut refouler sa souffrance ni obtenir aucune satisfaction : il ne vit que parce que les autres lui offrent leur propre destruction et leur moi, cependant de façon totalement inconsciente.

Est-ce pour autant à penser qu’il faut se méfier de tout et de tout le monde ? Peut-être faut-il apprendre à reconnaître les signes. Dans un univers envahi de prédateurs et  très peu d’éthique à laquelle se raccrocher, il faut ré-enchanter l’idée de dignité. Sans combattre de front la violence, un pervers narcissique ne peut être détruit, il faut la diagnostiquer et la fuir. En l’absence d’auditoire, le pervers narcissique se retrouvera sans objet sur lequel se projeter et peut-être se renverra-t-il la souffrance qu’il cherche tant à voir se développer chez les autres.

Si Paul-Claude RACAMIER définit le pervers narcissique par ses actions, il pousse encore plus loin le concept en exposant la pensée perverse, pensée insidieuse qui se développerait partout pour empêcher les sujets visés de penser eux-mêmes, conduisant  à une non-pensée, ce qui n’est pas sans rappeler la politique comme nous la vivons actuellement.

« De l’esprit faux à la langue de bois, du verbiage à la désinformation, de la déstabilisation dans les familles, les groupes et les institutions de soins, jusqu’à la terreur intellectuelle exercée sur les peuples, la pensée perverse, habile à disjoindre, mais parfaitement équipée pour essaimer, est spécialisée dans la transmission de non-pensée.

On l’aura déjà soupçonné, mais il faut le dire : la pensée perverse – dont nous pensions d’abord qu’elle est ce qui reste de la perversion lorsqu’elle est empêchée d’agir – n’est en vérité qu’une forme déguisée de l’agir – ce qui tendrait à prouver que dans la perversion narcissique, il n’existe pas de véritable pensée[5]. »

Ces « cons » sans idée ni bagage, peu adeptes de la vérité, dont ils ont au demeurant créé un concept propre pour servir leurs fins, osent tout pour se valoriser, forcent l’admiration par leur audace alors que dans leur moi profond résonne l’écho du vide. Cette conscience du vide et de l’incompétence renforce le sentiment d’injustice de la victime qui pourtant, se laissera totalement berner puis détruire.

C’est l’instrumentalisation des peurs, la volonté de soumettre et la transformation de la vérité qui, dans l’histoire, ont créé des pensées perverses et les plus sombres dictatures. A l’échelle d’une entreprise ou d’une administration, la répétition de paradigmes institués comme vérités internes fait disparaître, à échelle institutionnelle, la vérité en tant que telle : la victime courageuse qui s’en indignera sera, par sa différence, stigmatisée par les autres qui, par crainte ou aveuglement, préfèreront adhérer à la pensée unique. Dans un contexte de crise où le travail, même aliénant, reste la seule valeur refuge, peu importe la vérité pourvu que finalement, elle nourrisse. Il faudra donc beaucoup de courage pour fuir et se reconstruire, ce qui rappelle le mythe de la caverne de Platon. Le courageux est-il alors forcément seul et voué à l’exclusion, voire à l’humiliation?

Les jeux de télé-réalité, fondés sur une absurdité ultime, visant à faire élire la personne en vue et à éliminer, comme au cirque, celle qui n’emporte pas la majorité des suffrages, trop moche, pas assez drôle et souvent, pas assez cruelle, sont la parfaite illustration de cette pensée unique. C’est souvent l’acteur le plus méchant, lui-même objet d’un concept mercantile, qui fera rire. Et plus il dominera et détruira les autres, plus il sera populaire.

Les ouvrages Hunger Games de Suzanne COLLINS et Acide sulfurique d’Amélie NOTHOMB en sont la parfaite illustration.

Alors pourquoi la conscience de l’horreur de ces systèmes nous pousse-t-elle malgré tout à continuer de les accepter ? Peut-être parce qu’en chacun de nous réside une part de pervers narcissique. Ce qui nous empêche d’être un prédateur ? Nous assistons passifs aux agissements des autres, nous les observons et en sommes les victimes mais nous n’avons pas nous-mêmes établi de mécanisme répétitif et organisé pour commencer à détruire. Jusqu’à quand ?

Ceci nous ramène à cette question initiale : peut-on être honnête et réussir ? Peut-être faudrait-il déjà définir le mot « réussite ». Dans le langage courant, il s’associe facilement à la célébrité et la reconnaissance des autres, dans un délire de mise en lumière du soi, écrasant la peur de dévoiler son moi. Si la notion de réussite était plus humble, peut-être les codes seraient-ils autres ? Le succès de l’ouvrage « indignez-vous » n’est visiblement resté qu’un idéal sans action et si la vie politique et les scandales financiers révulsent, ils perdurent.

Dans « La ferme des animaux », Georges Orwell, de façon réaliste et noire, nous enseignait qu’une révolution reconduisait toujours à la situation antérieure, comme si ce poison et cette soif de domination étaient ancrés dans l’espèce humaine et que c’est ainsi, avec un certain fatalisme, que la terre tournait. L’éthique, comme la justice sociale, seraient-elles alors contre nature ? Parmi les règles du vivre-ensemble instaurées pour combattre les instincts égoïstes et l’injustice naturelle, l’éthique doit impérativement être réinsufflée.

Et pour citer KIRKEGAARD dans le dernier ouvrage de Ghislain DESLANDES, Essai sur les données philosophiques du management : « C’est seulement quand on est assez habile pour vouloir construire un système sans y introduire l’éthique que tout marche bien, que l’on possède un système où l’on a tout, tout le reste, et où l’on a omis la seule chose nécessaire. »


[1] pp. 117-119 in Les perversion narcissiques, Paul-Claude RACAMIER, Ed. Payot 1992.
[2] pp. 37-38 in op. cité
[3] p. 21, op. cité
[4] p.34, op. cité

[5] p.47 op. cité