Il souffle comme un vent de nostalgie, de parfum de brocante et d’excitation naïve pour ces petites reliques d’un monde perdu, celui des comptoirs de la Poste dans les villages, de l’installation des lignes de cuivre, de la télévision publique, du gendarme dans son estafette, de l’instituteur discourant d’histoire sous l’oeil attentif de ses ouailles, du service d’un Etat à l’écoute de son peuple, protecteur, solidaire, offrant une justice sociale et un collectif… Les fonctionnaires ont-ils une âme, des besoins, des envies, ont-ils une existence propre, autre que celle de petits soldats servant le grand général Service public, aux traits de plus en plus ambigus, pour ne pas dire abstraits, absurdes…effrayants?

Mais quel doux voyage que la lecture de ce recueil de nouvelles drôle, tendre, touchant, dressant le portrait du misérable dans l’ombre du puissant intérêt général, fonctionnaire qui, sous ses airs de sujétion, n’en sourit pas moins, résigné, dans un insolent silence, de toute cette grande mascarade. Quel paradoxe plus abouti que de servir un corps de règles diffus, sournois, incompréhensible? Le fonctionnaire en est la force tranquille, le bunker absorbant les errances de ses trop fréquents locataires peu précautionneux dont le seul mot d’ordre, et dont on a oublié le sens, est l’autorité hiérarchique. Car il suffit d’une simple position pour avoir autorité. Etre sur la bonne marche de l’échelle, dans le bon bureau, dans la bonne case. Au diable les utopies, le dialogue, l’ouverture, le mérite, l’équité.

Tout n’est que pyramide, obéissance et autorité.

L’auteur Arnaud FRIEDMANN est fonctionnaire. Même si ce n’était pas écrit sur la 4e de couverture, cela nous paraissait être une évidence: il faut avoir parcouru ces couloirs, lu ces milliers de circulaires, vu défiler ces chefs, observé la valse des mutations, aimé malgré et par dessus tout cette utopie d’Etat solidaire pour décrire avec autant de précision tous ces portraits de fonctionnaires.

Le recueil que l’avocat des fonctionnaires rédige chaque jour, de façon stakhanoviste, tant le sujet est inépuisable. Lui se heurte à une autre forme d’absurde, le juge administratif, espèce tout à fait à part de haut fonctionnaire, mais c’est l’objet d’une autre chronique.

Les nouvelles de ce recueil sont rédigées dans une novlangue étatique, celle qui régit, qui organise, qui prévoit, qui imagine, qui budgétise, qui remplit des colonnes et coche des cases, c’est un peu comme entrer dans un immense bureau d’études sans qu’aucun chantier n’ait jamais vu le jour, chantier qui aurait permis de confronter dans le champ opérationnel des règles élaborées par des âmes formatées, bien éduquées, dont toutes les cases ont justement été cochées, mais sans qu’elles n’aient été évaluées à l’épreuve du réel.

L’Etat, c’est ce bureau d’études, où sont placardés sur des murs écaillés des graphiques, des diagrammes, des théories, des consensus, des projets, des idées, beaucoup d’idées, des projets, des conquêtes de territoires sans arme, des ambitions de guerre pour lesquelles on a créé beaucoup d’ennemis (le rivage des syrtes est-il le livre de chevet à Polytechnique?) mais voila, le problème c’est qu’une fois les produits finis, sortis de ce bureau, diffusés dans les services en déclinaisons infinies, circulaires, doctrines, projets de lois, ordonnances, process, refontes d’organigrammes, changement de nom des ministères, toute cette production se heurte à une problématique majeure, celle du budget. C’est le petit bureau au fond du couloir que l’on essaie toujours d’éviter, branché sous perfusion avec des milliers de tuyaux que l’on n’arrive plus à compter. Une sorte de coeur qui pompe, absorbe mais redistribue de manière non proportionnée. Il doit y avoir des fuites dans le réacteur…(corruption, évasion fiscale…autre sujet)

Bref, l’Etat est un artiste qui a le sens de la démesure, il aime prévoir sans pouvoir mettre en application. C’est un peu comme penser la guerre, provoquer l’ennemi, répandre une propagande stimulant les troupes mais se retrouver sur le champ de bataille sans armes, sans général, sans armure, totalement nu face à l’ennemi. C’est là qu’entrent en jeu, en général, l’injonction paradoxale, la pompe à brouillard, la culpabilisation, l’infantilisation, la perte de sens.

Il y a quelque chose de drôle et de cynique, cette absurdité ressemble à un mauvais jeu de rôle dont les règles trop compliquées ont perdu les joueurs. Mais ces petits soldats, qui voient la lumière du jour affublés de règles inadaptées, dont la connaissance du terrain n’est pas écoutée et qui doivent aller se présenter à une mort certaine avec la sensation d’être instrumentalisés, sombrent doucement dans un sentiment de désespoir acquis. Malgré tout, ils restent tous, la désertion n’est pas un acte répandu, c’est dire si l’endoctrinement a été bon, certainement trop bercés d’absurde, oubliant qu’ailleurs ou autrement, il y a du sens. Enfin, c’est la dernière antienne que l’on se permettrait de leur souffler, pour ne pas faire un constat d’échec total, tant l’idéal de l’Etat reste une de nos seules utopies collectives. C’est dire.

Nonobstant, il existe une dernière voie, celle qu’a certainement choisi cet auteur, peignant avec beaucoup d’affection la grandeur de ces âmes perdues, la voie de l’écriture, de l’hommage à la puissance de leur jugement et au bienfait profond, essentiel, de leur existence. C’est aussi celle que nous avons choisie avec ce blog, pour évacuer l’absurdité de nos constats quotidiens sur la dure vie des fonctionnaires à qui l’on répète sans cesse qu’ils vont être nombreux à être supprimés. Diable, un plan social perpétuel, un sens disparu…une vraie tragédie grecque dans la plus collective, pour une fois, des indifférences.

Chaque petite nouvelle est précédée d’un document administratif qui plante le décors. Le pitch à venir. Quand on connaît l’administration, on devine déjà où va l’auteur. C’est assez terrible d’ailleurs, d’appliquer systématiquement les mêmes méthodes, celles du fameux bureau d’études, de connaître leur échec prévisible, mais de les maintenir quoi qu’il en coûte, y compris le naufrage. Allez comprendre. Peut-être faudrait-il quand même s’interroger sur l’origine de ce concept fou, réinitialiser la machine, rembobiner, fermer le bureau d’études, réparer les fuites de la centrale, couper quelques tuyaux inutiles qui ne polluent que trop l’épargne du peuple, ouvrir le champ du vrai débat public et, in fine, écouter les fonctionnaires, ceux qui connaissent le terrain. Quelle arrogance, que de faire penser le monde par ceux qui n’en ont pas la moindre expérience, ou si peu… Juste une idée.

Sourire ininterrompu à la lecture de la première nouvelle, notre préférée peut-être, celle d’une fonctionnaire de police, qui voulait être magistrate, et qui doit faire du résultat sur les contraventions pour excès de vitesse. Ordre de la hiérarchie, statistique.

Piquant, touchant, terriblement réaliste, à mettre sur le palier du bureau d’études, si quelque fois l’un de ses hauts dignitaires venait à le lire, à rire, à comprendre que c’est de son absurdité que l’on parle, à le prêter à ses copains et qu’ensemble, ils réfléchissent moins et regardent… Que l’on ne se rêve de devenir le Balzac de la fonction publique, à chroniquer ces milliers de personnages dans cette grande comédie humaine qu’est le service public. Ah mais…. c’est déjà fait. Dans son ouvrage « Les employés ». Future chronique.

La vie secrète du fonctionnaire s’inscrit dans ce bel héritage…

« Elle ne lui répond rien, parce que ce n’est pas dans ses habitudes, pas dans son éducation de critiquer, même sur le mode ironique, la hiérarchie, les règles, l’ordre établi. Lorsqu’elle a annoncé à ses proches qu’elle passait les concours de la police, après avoir échoué de peu à ceux de la magistrature, ça n’a surpris personne. Juge, c’était pourtant son rêve de gosse, comme ça que tout le monde la voyait, le métier auquel elle était destinée; elle l’aurait exercé à la perfection. Les concours de la fonction publique ne décèlent pas ces adéquations-là. Ils classent, trient, éliminent. Par trois fois, ils ont dénié au commandant Joëlle B. le droit d’exercer la carrière pour laquelle elle était faite. »

« (…) Elle revoit les douze situations lors desquelles elle a verbalisé pour excès de vitesse. Toutes justifiées. Les éléments pédagogiques qu’elle a apportés à ceux qui lui semblaient de bonne foi. Son attitude face au type menaçant auquel elle retirait le permis, la possibilité de se rendre à son travail, de voir ses gosses le week-end. Douze contraventions, une cinquantaine de mises en garde assénées avec sérénité, qui porteraient leurs fruits, espérait-elle, qui éviteraient demain un piéton renversé, une bicyclette fauchée. Des résultats non mesurables. Son métier. Celui qu’elle a choisi, par défaut d’abord, puis appris à aimer jusqu’à l’enthousiasme.

-Putain cinquante par jour pendant cinq jours, comment tu vas faire?

Le commandant Joëlle B. n’a aucune idée de comment elle va faire pour dresser deux cent cinquante contraventions pour excès de vitesse dans un secteur composé des arrondissements de la capitale les plus embouteillés. Elle tente de se souvenir de la manière dont elle s’y prenait, durant sa scolarité, pour exécuter des consignes qui lui paraissaient stupides. Elle était réputée bonne dans cet exercice. Il lui avait semblé, bien qu’elle ne soit pas naïve ni sotte, que la vie professionnelle différerait de la vie scolaire sur ce point. Elle aurait des chefs, intègrerait une administration centralisée, ça ne lui poserait pas de problèmes. Elle avait suffisamment confiance en sa droiture pour savoir que son interprétation des ordres respecterait toujours l’esprit de son engagement. Elle croyait, en cela elle était peut-être naïve, que les compliments de ses supérieurs, ses avancements rapides seraient dus à la manière dont elle imposerait ce trait de caractère. »