Automne 1977, disparition d’Agnès Le Roux. Immédiatement, son amant Maurice Agnelet, grande figure de la Côte d’Azur, avocat, franc-maçon et président de la Ligue des Droits de l’Homme, était soupçonné, mis en accusation puis acquitté. Aucun cadavre, aucune preuve et surtout un alibi: la nuit de la disparition il était avec son autre maîtresse Françoise.
Près de 40 ans après les faits, sans que le corps d’Agnès Le Roux ait jamais été retrouvé, Maurice Agnelet était condamné lors d’un troisième procès d’assises, sur dénonciation de son fils Guillaume, à la suite d’une déposition magistrale de dernière minute. Onde de choc dans la famille. Tout le monde ou presque savait. Les quelques indices concordants glanés au fil des années d’instruction prenaient alors tout leur sens: les notes de l’accusé dans ses ouvrages La Pléiade, le mot d’Agnès retrouvé dans son tiroir de bureau, le faux alibi de sa maîtresse, les confidences de l’ex femme de Maurice Agnelet à ses fils…un lourd secret de famille que la conscience morale de l’un aura fini par faire exploser.
Peut-on vivre avec un secret aussi lourd ? Jusqu’où conduit l’emprise parentale? Pourquoi Guillaume a-t-il autant défendu son père, avant de tout dénoncer? C’est ce que Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire au Monde décidait de décrypter en publiant en 2016 son expérience de ce procès d’assises qui aura obsédé la Ville de Nice durant 40 ans. Toute personne ayant vécu sur la côte se souvient de cette façade classée sur la promenade des Anglais, cachant un immense champ de ruines, laissant à ciel ouvert cette scène de crime symbolique, un bâtiment éventré, une entreprise mise en liquidation en 1978, un bâtiment quasi rasé en 1990 avant d’être reconstruit au début des années 2000 puis racheté en 2013 par des fonds du Qatar. L’affaire Agnès Le Roux c’est la guerre des casinos, la faillite du jeu de trop, le Titanic niçois.
Parmi les rumeurs en cours au sein de la ville, on pouvait entendre que le cadavre d’Agnès Le Roux aurait été coulé dans une colonne de béton lors de la construction de l’autoroute. Qu’il ne serait jamais retrouvé. Et effectivement, Maurice Agnelet mort aujourd’hui, le corps de la victime et l’âme d’Agnès ont définitivement disparu avec lui. Cet homme aura joué jusqu’au bout, avec l’espoir démesuré, pathologique, de faire tapis sur sa propre existence. Il sera définitivement condamné à l’âge de 76 ans sans jamais reconnaître les faits, curieusement protégé, encore, par une grande partie de ses proches que la vérité, les renvoyant à leurs propres failles, paraissait insoutenable à affronter.
Au-delà du fait divers, La Déposition c’est l’histoire d’une famille rongée par un homme ambitieux, opportuniste, puissant et médiocre, que la soif de pouvoir aura totalement corrompu. L’argent serait le mobile: par une manipulation affective, Maurice Agnelet a réussi à renverser le contrôle du Palais de la Méditerranée, conduisant Agnès Le Roux à voter contre sa propre mère. Cette mère qui, jusqu’au bout, s’est battue pour sa fille, pour comprendre. Après 2 tentatives de suicide, rejetée par la suite par Maurice Agnelet, Agnès Le Roux disparaîtra sans être jamais retrouvée. Une femme dévouée, amoureuse, brisée, manipulée, assassinée.
La Déposition, c’est surtout l’histoire d’une abominable emprise: celle d’un père sur ses enfants, d’un mari sur sa femme, d’un amant sur sa maîtresse, l’histoire d’une imposture morale, la confrontation au réel de ce que peut détruire et prendre la dépendance affective, l’impossible compréhension de la cruauté d’un homme, de son absence d’empathie, de sa course à la réussite sans compromis, la banalité, au fond, du crime.
Il reste un étrange goût d’amertume en refermant ce récit, un sentiment d’injustice, d’incompréhension, le même que celui que l’on peut ressentir lorsqu’explose, au sein d’une famille, une révélation d’inceste ou de violence intra familiale. Pourquoi aura-t-il fallu aussi longtemps pour que le fils parle, pourquoi son frère, leur mère, ont-ils poursuivi dans le déni, pourquoi n’a-t-on jamais retrouvé le corps, pourquoi Maurice Agnelet aura-t-il nié jusqu’à sa mort? Pourquoi l’humain fait-il un tel déni face à l’injustice de la cruauté d’un homme? Pourquoi est-il aussi difficile à faire entendre que l’amour, qu’il soit filial ou conjugal, peut être l’instrument le plus puissant de la manipulation, de la domination, conduisant jusqu’au crime ou au suicide?
Il est permis de penser que dans toutes ces affaires, la vérité est d’une telle violence, elle déstabilise tant l’ancrage d’une famille, qu’il est impossible d’y faire face. Certainement la raison pour laquelle Guillaume, le fils traitre mais le fils moral, aura mis aussi longtemps à parler. Tardivement, certes, mais il a parlé. De la mansuétude d’un homme face à la toute puissance paternelle, peut-on vraiment le juger?
« La loi dit que lorsqu’on est le père, la mère, le frère, la soeur, l’enfant ou le conjoint de l’auteur d’un crime, se taire n’est pas un délit pénal mais un conflit moral qu’il appartient à chacun de résoudre comme il peut. »
L’affaire Agnès Le Roux aura été par ailleurs l’occasion d’une avancée majeure en matière de procédure d’assises. La Cour européenne des Droits de l’Homme, saisie à l’issue du deuxième procès de Maurice Agnelet, condamnait la France pour violation des droits de la défense, obligeant la cours d’assises, depuis lors, à motiver les arrêts rendus. Un accusé doit savoir ce qui a conduit la cour à prononcer sa condamnation. Cette affaire est aussi celle, dans l’ombre, du défenseur de Maurice Agnelet, le grand François Saint-Pierre, digne dans son mandat, droit, en prise, lui aussi, avec sa conscience, déchiré entre le père et le fils et malgré tout, en défense.
La Déposition, c’est la déchirure de conscience d’un homme.
« Guillaume et Thomas observent de loin la haie compacte de caméras et d’appareils photos à laquelle fait face leur père. Pour être à ses côtés pendant ces quatre semaines, Guillaume a éclusé tous ses jours de congés. Il n’a rien dit à son frère sur ce qui s’est passé dans la cuisine de la villa de Chambéry et sur les phrases de Maurice qui le font trembler d’effroi dans la nuit. Mais quand, à la veille de l’ouverture du procès, Thomas lui a demandé:
– A ton avis, ça passe ou ça casse?
Guillaume a répondu de son air buté des mauvais jours:
– Ecoute, je vais faire le boulot, mais après, qu’il soit condamné ou qu’il soit acquitté, je veux qu’il disparaisse de ma vie.
La cour d’assises est un lieu d’apartheid. Il y a le côté blanc, celui des victimes, à tout le moins celles et ceux qui demandent à la justice de les reconnaître comme telles, et le côté noir, celui de l’accusé. Par cercles concentriques, cette séparation s’étend aux familles, aux amis des deux parties qui ne se mélangent pas sur les bancs du public. La travée leur sert d’infranchissable frontière. Ce qui est vrai dedans l’est aussi dehors. Il suffit d’observer la curieuse parade qui s’exécute devant le distributeur de boissons ou de friandises vers lequel tout le monde se dirige lors des suspensions d’audience. Une hiérarchie tacite s’y instaure. Les familles et les amis des victimes passent devant, ceux des accusés attendent leur tour.
Comment Guillaume Agnelet n’aurait-il pas ressenti l’étanchéité de cette frontière? Tout lui rappelle le côté auquel il appartient. Les regards posés sur lui sont curieux, au mieux compatissants. La voix du président n’est pas la même lorsqu’elle s’adresse à la mère, aux soeurs ou au frère d’Agnès Le Roux que lorsqu’elle les interroge, eux, les fils de Maurice Agnelet. Insensiblement, le crime reproché à l’accusé étend sur eux son ombre.
La violence de la cour d’assises a fait le reste. L’homme sur lequel la justice braque ses projecteurs est son père envers et contre tout. Jour après jour, elle trace de lui un portrait à l’encre noire. Les amis d’hier – Guillaume reconnaît certains visages qu’il voyait, enfant, sur la terrasse de Cantaron – défilent pour dire tout le mal qu’ils pensent de Maurice Agnelet. Alors, quand le président de la cour d’assises l’a appelé à la barre pour témoigner de la personnalité de son père, Guillaume s’est senti plus que jamais déterminé à le défendre. » (pages 79-80)