Le style est renversant. Au départ un oxymore, le dédoublement de soi, la réassociation en soi. La vie comme odyssée, quand vient un jour le retour à Ithaque, avec le souvenir vaporeux d’un grand voyage par-delà les frontières, le cadre. J’ai ma part normale, ma part pathologique, j’ai navigué entre ces deux mondes : celui dans lequel j’aime jouer, celui dans lequel je me situe vraiment, puis celui de l’abîme, de la honte, du désespoir, du combat vain, celui de la brûlure. J’oscille entre ce que je vois, ce que je crois voir, ce corps qui disparaît, qui pourrit, ces odeurs délirantes, ce langage incompréhensible, cette distanciation avec ceux que j’aime, et puis parfois le besoin de dire les choses vraiment, d’en parler comme s’il s’agissait d’une autre, analyser, comprendre, décortiquer, refuser de lâcher prise, reconstruire de la confiance, sombrer, se relever, entendre, plonger dans le silence, maigrir et puis cette voix « jette toi », sans jamais savoir qui la prononce, si c’est encore moi, si c’est une autre, si j’ai toujours eu cette voix en moi, pourquoi elle surgit là…qui es-tu ?
Anne Révah décrit, dans une polyphonie entre un moi réel et un moi évaporé, la lente descente aux enfers de sa narratrice, Suzanne, celle qui cache son nom, son identité, sa réalité, tant elle a honte d’être psychiatre et de devenir folle elle-même. Un terme qu’elle n’emploierait jamais pour aucun de ses patients parce qu’il est méprisant, parce qu’il stigmatise un voyage intérieur solitaire, fracassant, parce qu’il vous éloigne définitivement du monde, parce que celui dans lequel vous êtes parti ne figure sur aucune autre carte que celle de la médecine, et qu’à moins d’y avoir voyagé aussi, il effraie, il est enfer, il est douleur, il s’échoue sur les rivages de la mort.
« Les cachets ne font rien, tu veux toujours mourir, tu as honte, tu dois te tenir correctement, tu n’y arrives pas. Au téléphone, la psychiatre recommence, il faudrait vous hospitaliser. Sûrement pas, tu ne vas pas aller en psychiatrie, de quoi aurais-tu l’air ? Tu ne l’appelles plus, tu annules le rendez-vous prévu, tu te renfermes, tu ne dis plus rien de ce que tu ressens. Tu arrives à mettre les idées suicidaires de côté, la honte te tient debout et faussement solide. Tu fais des efforts qui ont l’air payants, tu supportes mieux ta fatigue et ta tristesse, tu les négliges. » (page 19)
Suzanne se renseigne, elle professe, elle nous raconte d’où vient le syndrome de Cotard, elle rationnalise, elle codifie, elle se justifie, elle veut savoir qui est cet homme qui a donné son nom à cette maladie, s’il était humain. Elle plonge dans le regard de sa compagne, aimante, elle ne reconnaît plus ses filles, elle sombre, elle hurle, elle disparaît, elle comprend la force des autres, elle décrit les électrochocs. Elle est clinique, elle se dédouble entre le médecin et la patiente, elle veut contrôler et puis elle lâche prise, elle accepte. Suzanne n’écrit pas tant pour elle, pour comprendre, que pour livrer, avec une immense générosité, l’expérience de son voyage intérieur à tous ceux que la honte, le désespoir et la maladie ne ramèneraient pas d’entre les fous.
« Cotard a sans doute beaucoup aimé ses patients, tu veux croire que c’est parce qu’il les a aimés qu’il a compris qu’ils vivaient, comment pouvait-il faire autrement ? Il t’aurait aimée toi aussi, il serait entré à tes côtés dans les territoires interdits où tes organes avaient disparu, patient et prudent de nature, il t’aurait donné un peu de force pour continuer de savoir que tu existes et pour t’assurer que la folie te quittera. Il faut aimer les fous pour qu’ils restent humains, les aimer encore pour les regarder, les écouter, les porter. Tu as trouvé de l’amour comme ça toi aussi, il y en a eu, beaucoup, heureusement, sinon tu errerais toujours dans un monde effrayant. » (pp. 92-92)
Suzanne ne se souvient pas, elle a besoin de comprendre, de retracer, de mettre des frontières, Suzanne se veut géographe du nouvel univers qu’elle vient de découvrir. Et puis elle veut chasser la honte. Alors elle navigue entre les rochers du récit pudique, elle le sent, de sa compagne et de ses filles. Elle comprend aussi la force de la destruction qu’elle impose.
Suzanne accède violemment à l’humanité, dans son absurdité et sa beauté : comment vivre au monde, comment se raccrocher à des expériences de l’instant pour oublier le chaos autour, le chaos dedans. Elle a du mal à avouer, elle parle d’aveu, car elle comprend qu’elle s’exprime comme une condamnée, pire, une jugée, celle qui commet un crime, celle qui a tué, celle qui a envie de se tuer elle-même. Une criminelle.
Psychiatre ? Elle est aussi dans l’imposture.
Au milieu de ce voyage elle se prend de tendresse pour un dresseur de chiens. Elle l’observe, elle l’écoute et s’intéresse à son existence parce que Suzanne est humaine, parce que Suzanne aime la vie des autres, elle entend ces voix dans leur complexité et leur caractère proprement unique, leur beauté. Elle veut apprendre, elle veut comprendre, elle veut écrire. Dresser son chien, le faire plier, exagérer les situations et les émotions, autorité, récompense, tourbillon d’un théâtre permanent qui discipline, comédie perpétuelle qui permet de vivre avec les autres, qui rassure. Dresser au fond, pour apprendre à être libre.
L’intime étrangère est un ouvrage bouleversant, aussi humain et universaliste que son auteur, un voile d’humilité sur la vulnérabilité humaine, une ode à l’amour et à l’impuissance, au lâcher-prise, à la liberté, à la folie comme expérience de femme redécouverte, un élixir de phoenix, la clef pour être au monde sans craindre les parts obscures de soi, celles qui peuvent lâcher, vous abandonner, vous trahir, vous élever.
Un voyage qui sonne et dont l’immense pudeur, impudeur et vérité ne peut que forcer admiration, humanité, puissance et amour de la vulnérabilité. Un remède contre la peur, une résilience, une œuvre courage, dont la force revigore et offre là, tout proche, presqu’infiniment accessible, ce dont personne, jamais, ne devrait avoir à se départir : la liberté d’être soi, dans toute sa singularité.